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Livre II – Chapitre XIII

De Juger de La Mort d’Autruy

QUAND nous jugeons de l’asseurance d’autruy en la mort, qui est sans doubte la plus remerquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d’une chose : que mal aisément on croit estre arrivé à ce point. Peu de gens meurent resolus que ce soit leur heure derniere, et n’est endroit où la piperie de l’esperance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles : D’autres ont bien esté plus malades sans mourir ; l’affaire n’est pas si désespéré qu’on pense ; et, au pis aller, Dieu a bien faict d’autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de nostre aneantissement, et qu’elle soit compassionnée à nostre estat. D’autant que nostre veue alterée se represente les choses de mesmes ; et nous est advis qu’elles luy faillent à mesure qu’elle leur faut : comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre vont mesme branle, et quant et quant eux,

Provehimur portu, terraeque urbésque recedunt.

Qui veit jamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les meurs des hommes de sa misere et de son chagrin ?

Jamque caput quassans grandis suspirat arator,
Et cum tempora temporibus praesentia confert
Praeteritis, laudat fortunas saepe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum.

Nous entrainons tout avec nous. D’où il s’ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si aisément, ny sans solenne consultation des astres, tot circa unum caput tumultuantes deos. Et le pensons d’autant plus que plus nous nous prisons. Comment ? tant de sciance se perdroit elle avec tant de dommage, sans particulier soucy des destinées ? Une ame si rare et examplaire ne coute elle non plus à tuer qu’une ame populaire et inutile ? Cette vie, qui en couvre tant d’autres, de qui tant d’autres vies despandent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple nœud. Nul de nous ne pense assez n’estre qu’un. De là viennent ces mots de Caesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menassoit,

Italiam si, coelo authore, recusas,
Me pete : sola tibi causa haec est justa timoris,
Vectorem non nosse tuum ; perrumpe procellas,
Tutela secure mei.

Et ceux cy :

credit jam digna pericula Caesar
Fatis esse suis : Tantusque evertere, dixit,
Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari.

Et cette resverie publique, que le Soleil porta en son front, tout le long d’un an, le deuil de sa mort :

Ille etiam, extincto miseratus Caesare Romam,
Cum caput obscura nitidum ferrugine texit ;

et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayséement piper, estimant que nos interests alterent le Ciel, et que son infinité se formalise de noz menues distinctions :

Non tanta coelo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor.

Or, de juger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encore certainement estre au danger, quoy qu’il y soit, ce n’est pas raison ; et ne suffit pas qu’il soit mort en cette desmarche, s’il ne s’y estoit mis justement pour cet effect. Il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs parolles pour en acquerir reputation, qu’ils esperent encore jouir vivans. D’autant que j’en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et de ceux mesmes qui se sont anciennement donnez la mort, il y a bien à choisir si c’est une mort soudaine, ou mort qui ait du temps. Ce cruel Empereur Romain disoit de ses prisonniers qu’il leur vouloit faire sentir la mort ; et, si quelcun se deffaisoit en prison : Celuy là m’est eschapé, disoit-il. Il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les tourmens :

Vidimus et toto quamvis in corpore caeso
Nil animae letale datum, moremque nefandae
Durum saevitiae pereuntis parcere morti.

De vray ce n’est pas si grande chose d’establir, tout sain et tout rassis, de se tuer ; il est bien aisé de faire le mauvais avant que de venir aux prises : de maniere que le plus effeminé homme du monde, Heliogabalus, parmy ses plus laches voluptez, desseignoit bien de se faire mourir delicatement où l’occasion l’en forceroit ; et, afin que sa mort ne dementist point le reste de sa vie, avoit fait bastir expres une tour somptueuse, le bas et le devant de laquelle estoit planché d’ais enrichis d’or et de pierrerie pour se precipiter ; et aussi fait faire des cordes d’or et de soye cramoisie pour s’estrangler ; et battre une espée d’or pour s’enferrer ; et gardoit du venin dans des vaisseaux d’emeraude et de topaze pour s’enpoisonner, selon que l’envie luy prendroit de choisir de toutes ces façons de mourir :

Impiger et fortis virtute coacta.

Toutesfois, quant à cettuy-cy, la mollesse de ses aprets rend plus vray-semblable que le nez luy eut seigné, qui l’en eut mis au propre. Mais de ceux mesmes qui, plus vigoureux, se sont resolus à l’exécution, il faut voir (dis-je) si ç’a esté d’un coup qui ostat le loisir d’en sentir l’effect : car c’est à deviner, à voir escouler la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy de l’ame, s’offrant le moyen de se repentir, si la constance s’y fut trouvée et l’obstination en une si dangereuse volonté. Aux guerres civiles de Caesar, Lucius Domitius, pris en la Prusse, s’estant empoisonné, s’en repantit apres. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n’ayant donné assez avant, la demangeson de la chair luy repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois apres, mais ne peut jamais gaigner sur luy d’enfoncer le coup. Pendant qu’on faisoit le proces à Plantius Sylvanus, Urgulania, sa mere-grand, luy envoya un poignard, duquel n’ayant peu venir à bout de se tuer, il se fit couper les veines à ses gens. Albucilla, du temps de Tibere, s’estant pour se tuer frappée trop mollement, donna encores à ses parties moyen de l’emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le Capitaine Demosthenes apres sa route en la Sicile. Et Caius Fimbria, s’estant frappé trop foiblement, impetra de son valet de l’achever. Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, desdaigna d’employer celuy de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta luy-mesme sa gorge à l’encontre, et la transperça. C’est une viande, à la verité, qu’il faut engloutir sans macher, qui n’a le gosier ferré à glace ; et pourtant l’Empereur Adrianus feit que son medecin merquat et circonscript en son tetin justement l’endroit mortel où celuy eut à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voylà pourquoy Caesar, quand on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaitable : La moins premeditée, respondit-il, et la plus courte. Si Caesar l’a osé dire, ce ne m’est plus lacheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fache de la reconnoistre. Nul ne se peut dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soustenir les yeux ouvers. Ceux qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et haster l’execution et la presser, ils ne le font pas de resolution : ils se veulent oster le temps de la considerer. L’estre mort ne les fache pas, mais ouy bien le mourir,

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili aestimo.

C’est un degré de fermeté auquel j’ay experimenté que je pourrois arriver, ainsi que ceux qui se jettent dans les dangers comme dans la mer, à yeux clos. Il n’y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le decret de sa mort ; de l’avoir digerée tout ce temps là d’une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d’un train d’actions et de parolles ravallé plustost et anonchali que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, fit appeller Agrippa, son gendre, et deux ou trois autres de ses amys, et leur dit qu’ayant essayé qu’il ne gaignoit rien à se vouloir guerir, et que tout ce qu’il faisoit pour alonger sa vie, allongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l’un et à l’autre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et, au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en détourner. Or, ayant choisi de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guerie par accidant : ce remede qu’il avoit employé pour se deffaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis, faisans feste d’un si heureux evenement et s’en rejouissans avec luy, se trouverent bien trompez ; car il ne leur fut possible pour cela de luy faire changer d’opinion, disant qu’ainsi comme ainsi luy failloit il un jour franchir ce pas, et qu’en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommancer un’autre fois. Cettuy-cy, ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au joindre, mais il s’y acharne ; car, estant satis-fait en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d’en voir la fin. C’est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L’histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflées et pourries ; les medecins lui conseillarent d’user d’une grande abstinence. Ayant jeuné deux jours, il est si bien amendé qu’ils luy declarent sa guerison et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé. Luy, au rebours, goustant desjà quelque douceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere et franchit le pas qu’il avoit si fort avancé. Tullius Marcellinus, jeune homme Romain, voulant anticiper l’heure de sa destinée pour se deffaire d’une maladie qui le gourmandoit plus qu’il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guerison certaine, sinon si soudaine, appella ses amis pour en deliberer. Les uns, dit Seneca, luy donnoyent le conseil que par lacheté ils eussent prins pour eux mesmes ; les autres, par flaterie, celuy qu’ils pensoyent luy devoir estre plus agreable ; mais un Stoïcien luy dit ainsi : Ne te travaille pas, Marcellinus, comme si tu deliberois de chose d’importance : ce n’est pas grand’chose que vivre, tes valets et les bestes vivent ; mais c’est grand’chose de mourir honestement, sagement et constamment. Songe combien il y a que tu fais mesme chose : manger, boire, dormir ; boire, dormir et manger. Nous rouons sans cesse en ce cercle ; non seulement les mauvais accidans et insupportables, mais la satieté mesme de vivre donne envie de la mort. Marcellinus n’avoit besoing d’homme qui le conseillat, mais d’homme qui le secourut. Les serviteurs craignoyent de s’en mesler, mais ce philosophe leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnez, lors seulement qu’il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire ; autrement, qu’il seroit d’aussi mauvais exemple de l’empescher que de le tuer, d’autant que

Invitum qui servat idem facit occidenti.

Apres il advertit Marcellinus qu’il ne seroit pas messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistans, nos repas faicts, aussi, la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal : il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n’y eust besoing de fer ny de sang : il entreprit de s’en aller de cette vie, non de s’en fuir ; non d’eschapper à la mort, mais de l’essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme jour apres, s’estant faict arroser d’eau tiede, il defaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu’il disoit. De vray, ceux qui ont eu ces defaillances de cœur, qui prennent par foiblesse, disent n’y sentir aucune douleur, voire plustost quelque plaisir, comme d’un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiées et digerées. Mais, afin que le seul Caton peut fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin luy fit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, pour qu’il eust loisir d’affronter la mort et de la coleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l’amollir. Et si ç’eust esté à moy à le representer en sa plus superbe assiete, c’eust esté deschirant tout ensanglanté ses entrailles, plustost que l’espée au poing, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier.

Michel de Montaigne, Essais

Les illustrations

De Juger de La Mort d’Autruy de Michel de Montaigne - Essais - Livre 2 Chapitre 13 - Édition de Bordeaux - 001
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De Juger de La Mort d’Autruy de Michel de Montaigne - Essais - Livre 2 Chapitre 13 - Édition de Bordeaux - 003
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Michel de Montaigne - Portrait - Le Seigneur de Montaigne
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De Juger de La Mort d’Autruy de Michel de Montaigne - Essais - Livre 2 Chapitre 13 - Édition de Bordeaux - 006
De Juger de La Mort d’Autruy de Michel de Montaigne - Essais - Livre 2 Chapitre 13 - Édition de Bordeaux - 006

Le pdf

Le pdf de l’essai De Juger de La Mort d’Autruy de Michel de Montaigne est disponible dans le recueil Essais :