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Livre II – Chapitre XII

Apologie de Raimond Sebond

C’EST à la vérité une très-utile et grande partie que la science : ceux qui la mesprisent témoignent assez leur bestise : mais je n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extrême qu’aucuns lui attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeait en elle le souverain bien, et tenait qu’il fût en elle de nous rendre sages et contents : ce que je ne crois pas : ni ce que d’autres ont dit, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vrai, il est sujet à une longue interprétation.

Ma maison a été dés longtemps ouverte aux gens de savoir, et en est fort connue ; car mon père qui l’a commandée cinquante ans, et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle, de quoi le Roi François premier embrassa les lettres et les mit en crédit, rechercha avec grand soin et dépense l’accointance des hommes doctes, les recevant chez lui, comme personnes saintes, et ayant quelque particulière inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de reverence, et de religion, qu’il avait moins de loi d’en juger : car il n’avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas.

Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande réputation de savoir en son temps, ayant arrêté quelques jours à Montagne en la compagnie de mon père, avec d’autres hommes de sa sorte, lui fit présent au desloger d’un livre qui s’intitule Theologia naturalis ; sive, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle étaient familières à mon père, et que ce livre est bâti d’un Espagnol barragouiné en terminaisons Latines, il espérait qu’avec bien peu d’aide, il en pourrait faire son profit, et le lui recommanda, comme livre très-utile et propre à la saison, en laquelle il le lui donna : ce fut lorsque les nouvelletez de Luther commençaient d’entrer en crédit, et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance. En quoi il avait un tresbon avis ; prevoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en un exécrable atheisme : Car le vulgaire n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui a mis en main la hardiesse de mépriser et contreroller les opinions qu’il avait eues en extrême reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa créance, qui n’avaient pas chez lui plus d’autorité ni de fondement, que celles qu’on lui a ébranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu’il avait receues par l’autorité des lois, ou reverence de l’ancien usage,

Nam cupide conculcatur nimis ante metutum.

entreprenant dès lors en avant, de ne recevoir rien, à quoi il n’ait interposé son décret, et presté particulier consentement.

Or quelques jours avant sa mort, mon père ayant de fortune rencontré ce livre sous un tas d’autres papiers abandonnez, me commanda de le lui mettre en François. Il fait bon traduire les auteurs, comme celui-là, où il n’y a guère que la matière à représenter : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grâce, et à l’elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus faible. C’était une occupation bien étrange et nouvelle pour moi : mais étant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur père qui fut onques, j’en vins à bout, comme je peuz : à quoi il print un singulier plaisir, et donna charge qu’on le fit imprimer : ce qui fut exécuté après sa mort.

Je trouvai belles les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de piété. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à même de les secourir, pour décharger leur livre de deux principales objections qu’on lui fait. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrétienne. En quoi, à dire la vérité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et crois que nul ne l’a esgalé : Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un auteur, duquel le nom soit si peu connu, et duquel tout ce que nous savons, c’est qu’il était Espagnol, faisant profession de Médecine à Thoulouse, il y a environ deux cent ans ; je m’enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui savait toutes choses, que ce pouvait être de ce livre : il me répondit, qu’il pensait que ce fût quelque quinte essence tirée de S. Thomas d’Aquin : car de vrai cet esprit là, plein d’une érudition infinie et d’une subtilité admirable, était seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l’auteur et inventeur (et ce n’est pas raison d’ôter sans plus grande occasion à Sebonde ce titre) c’était un très-suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties.

La première reprehension qu’on fait de son ouvrage ; c’est que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur créance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi, et par une inspiration particulière de la grâce divine. En cette objection, il semble qu’il y ait quelque zèle de piété : et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce serait mieux la charge d’un homme versé en la Théologie, que de moi, qui n’y sais rien.

Toutefois je juge ainsi, qu’à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loin l’humaine intelligence, comme est cette vérité, de laquelle il a plu à la bonté de Dieu nous éclairer, il est bien besoin qu’il nous prête encore son secours, d’une faveur extraordinaire et privilegiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous : et ne crois pas que les moyens purement humains en soient aucunement capables. Et s’ils l’étaient, tant d’âmes rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles és siècles anciens, n’eussent pas failli par leur discours, d’arriver à cette connaissance. C’est la foi seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de notre Religion. Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprise, d’accommoder encore au service de notre foi, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. Il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable, que nous leur saurions donner : et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme Chrétien, que de viser par tous ses études et pensemens à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa créance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d’esprit et d’âme : nous lui devons encore, et rendons une reverence corporelle : nous appliquons nos membres mêmes, et nos mouvements et les choses externes à l’honorer. Il en faut faire de même, et accompagner notre foi de toute la raison qui est en nous : mais toujours avec cette reservation, de n’estimer pas que ce soit de nous qu’elle dépende, ni que nos efforts et arguments puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science.

Si elle n’entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n’y est pas en sa dignité ni en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voie. Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’une foi vive : si nous tenions à Dieu par lui, non par nous : si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n’auraient pas le pouvoir de nous ébranler, comme elles ont : notre fort ne serait pas pour se rendre à une si faible batterie : l’amour de la nouvelleté, la contrainte des Princes, la bonne fortune d’un parti, le changement téméraire et fortuite de nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et altérer notre croyance : nous ne la lairrions pas troubler à la merci d’un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhétorique qui fut onques : nous soustiendrions ces flots d’une fermeté inflexible et immobile :

Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua.

Si ce rayon de la divinité nous touchait aucunement, il y paraîtrait par tout : non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. Tout ce qui partirait de nous, on le verrait illuminé de cette noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu’és sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n’y conformast aucunement ses deportemens et sa vie : et une si divine et céleste institution ne marque les Chrétiens que par la langue.

Voulez vous voir cela ? comparez nos mœurs à un Mahométan, à un Païen, vous demeurez toujours au dessous : Là où au regard de l’avantage de notre religion, nous devrions luire en excellence, d’une extrême et incomparable distance : et devrait on dire, sont ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donq Chrétiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitence, martyres. La merque peculiere de notre vérité devrait être notre vertu, comme elle est aussi la plus céleste merque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la vérité. Pourtant eut raison notre bon S. Lois, quand ce Roi Tartare, qui s’était fait Chrétien, desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y reconnaître la sanctimonie qu’il espérait trouver en nos mœurs, de l’en détourner instamment, de peur qu’au contraire, notre desbordée façon de vivre ne le dégoutast d’une si sainte créance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel étant allé à Rome pour même effet, y voyant la dissolution des prélats, et peuple de ce temps-là, s’établit d’autant plus fort en notre religion, considérant combien elle devait avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmi tant de corruption, et en mains si vicieuses.

Si nous avions une seule goutte de foi, nous remuerions les montaignes de leur place, dit la sainte parole : nos actions qui seraient guidées et accompaignées de la divinité, ne seraient pas simplement humaines, elles auraient quelque chose de miraculeux, comme notre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas.

Les uns font accroire au monde, qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux mêmes, ne sachant pas pénétrer que c’est que croire.

Nous trouvons étrange si aux guerres, qui pressent à cette heure notre état, nous voyons flotter les événements et diversifier d’une manière commune et ordinaire : c’est que nous n’y apportons rien que le nôtre. La justice, qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alleguée, mais elle n’y est ni reçue, ni logée, ni épousée : elle y est comme en la bouche de l’advocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foi et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s’y servent de la religion : ce devrait être tout le contraire.

Sentez, si ce n’est par nos mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d’une règle si droite et si ferme. Quand s’est il vu mieux qu’en France en nos jours ? Ceux qui l’ont prinse à gauche, ceux qui l’ont prinse à droite, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’emploient si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s’y conduisent d’un progrès si conforme en desbordement et injustice, qu’ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu’ils prétendent de leurs opinions en chose de laquelle dépend la conduitte et loi de notre vie. Peut on voir partir de même école et discipline des mœurs plus unies, plus unes ?

Voyez l’horrible impudence de quoi nous pelotons les raisons divines : et combien irreligieusement nous les avons et rejetées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Cette proposition si solenne : S’il est permis au sujet de se rebeller et armer contre son Prince pour la défense de la religion : souvienne vous en quelles bouches cette année passée l’affirmative de celle-ci était l’arc-boutant d’un parti : la négative, de quel autre parti c’était l’arc-boutant : Et oyez à présent de quel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’autre : et si les armes bruyent moins pour cette cause que pour celle la. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu’il faut faire souffrir à la vérité le joug de notre besoin : et de combien fait la France pis que de le dire ?

Confessons la vérité, qui trieroit de l’armée même légitime, ceux qui y marchent par le seul zèle d’une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des lois de leur pays, ou service du Prince, il n’en saurait bâtir une compagnie de gens-darmes complète. D’où vient cela, qu’il s’en trouve si peu, qui aient maintenu même volonté et même progrès en nos mouvements publiques, et que nous les voyons tantôt n’aller que le pas, tantôt y courir à bride avalée ? et mêmes hommes, tantôt gâter nos affaires par leur violence et âpreté, tantôt par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n’est qu’ils y sont poussez par des considérations particulières et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ?

Je vois cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la dévotion que les offices, qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la Chrétienne. Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la detraction, la rébellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la tempérance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ni de pied, ni d’aile.

Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite.

Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dit) Si nous le croyions, je ne dis pas par foi, mais d’une simple croyance : voire (et je le dis à notre grande confusion) si nous le croyions et cognoissions comme une autre histoire, comme l’un de nos compaignons, nous l’aimerions au-dessus de toutes autres choses, pour l’infinie bonté et beauté qui reluit en lui : au moins marcherait il en même reng de notre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis.

Le meilleur de nous ne craind point de l’outrager, comme il craind d’outrager son voisin, son parent, son maître. Est-il si simple entendement, lequel ayant d’un côté l’objet d’un de nos vicieux plaisirs, et de l’autre en pareille connaissance et persuasion, l’état d’une gloire immortelle, entrast en bigue de l’un pour l’autre ? Et si nous y renonçons souvent de pur mépris : car quelle envie nous attire au blasphemer, sinon à l’aventure l’envie même de l’offense ?

Le philosophe Antisthenes, comme on l’initioit aux mystères d’Orpheus, le prêtre lui disant, que ceux qui se voüoyent à cette religion, avoyent à recevoir après leur mort des biens éternels et parfaicts : Pourquoi si tu le crois ne meurs tu donc toi mêmes ? lui fit-il.

Diogenes plus brusquement selon sa mode, et plus loin de notre propos, au prêtre qui le prêchait de même, de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l’autre monde : Veux tu pas que je croie qu’Agesilaüs et Epaminondas, si grands hommes, seront misérables, et que toi qui n’es qu’un veau, et qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, par ce que tu és prêtre ?

Ces grandes promesses de la beatitude éternelle si nous les recevions de pareille autorité qu’un discours philosophique, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :

Non jam se moriens dissolvi conquereretur,
Sed magis ire foras, vestémque relinquere ut anguis
Gauderet, prælonga senex aut cornua cervus.

Je veux être dissoult, dirions nous, et être aveques Jésus-Christ. La force du discours de Platon de l’immortalité de l’âme, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur donnait.

Tout cela c’est un signe très-evident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrez au pays, ou elle était en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenuë, où craignons les menaces qu’elle attache aux mescreans, où suyvons ses promesses. Ces considérations là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre region, d’autres tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer par même voie une créance contraire.

Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans.

Et ce que dit Plato, qu’il est peu d’hommes si fermes en l’athéisme, qu’un danger pressant ne ramène à la reconnaissance de la divine puissance : Ce rolle ne touche point un vrai Chrétien : C’est à faire aux religions mortelles et humaines, d’être reçues par une humaine conduite. Quelle foi doit ce être, que la lâcheté et la faiblesse de cœur plantent en nous et establissent ? Plaisante foi, qui ne croid ce qu’elle croid, que pour n’avoir le courage de le descroire. Une vitieuse passion, comme celle de l’inconstance et de l’étonnement, peut elle faire en notre âme aucune production réglée ?

Ils establissent, dit-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l’occasion de l’experimenter s’offrant lorsque la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort : la terreur de celle-ci les remplit d’une nouvelle créance, par l’horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend en ses lois toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l’homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour un medecinal effet. Ils recitent de Bion, qu’infect des atheïsmes de Theodorus, il avait été longtemps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu’il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s’ostoyent et se remettoyent selon l’affaire de Bion.

Platon, et ces exemples, veulent conclure, que nous sommes ramenez à la créance de Dieu, ou par raison, ou par force. L’Athéisme étant une proposition, comme desnaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d’établir en l’esprit humain, pour insolent et desreglé qu’il puisse être : il s’en est vu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne lairront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’épée en la poitrine : et quand la crainte ou la maladie aura abattu et appesanti cette licentieuse ferveur d’humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et exemples publiques. Autre chose est, un dogme sérieusement digeré, autre chose ces impressions superficielles : lesquelles nées de la débauche d’un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantaisie. Hommes bien misérables et escervellez, qui tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent !

L’erreur du paganisme, et l’ignorance de notre sainte vérité, laissa tomber cette grande âme : mais grande d’humaine grandeur seulement, encore en cet autre voisin abus, que les enfants et les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissait et tirait son crédit de notre imbécillité.

Le neud qui devrait attacher notre jugement et notre volonté, qui devrait estreindre notre âme et joindre à notre Créateur, ce devrait être un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d’une estreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’autorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant regie et commandée par la foi, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pièces selon leur portée. Aussi n’est-il pas croyable, que toute cette machine n’ait quelques merques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image és choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a bâties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le charactere de sa divinité, et ne tient qu’à notre imbécillité, que nous ne le puissions découvrir. C’est ce qu’il nous dit lui-même, que ses opérations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s’est travaillé à ce digne étude, et nous montre comment il n’est pièce du monde, qui desmente son facteur. Ce serait faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre. Car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l’homme est introduict, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a fait sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Saint Paul, apparoissent par la creation du monde, considérant sa sapience éternelle, et sa divinité par ses œuvres.

Atque adeo faciem coeli non invidet orbi
Ipse Dus, vultúsque suos corpúsque recludit
Semper volvendo : séque ipsum inculcat Et offert,
Ut bene cognosci possit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.

Or nos raisons et nos discours humains c’est comme la matière lourde et stérile : la grâce de Dieu en est la forme : c’est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n’avoir eu leur fin, et n’avoir regardé l’amour et obéissance du vrai créateur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : Ainsi est-il de nos imaginations et discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon et sans jour, si la foi et grâce de Dieu n’y sont jointes. La foi venant à teindre et illustrer les arguments de Sebonde, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d’acheminement, et de première guyde à un apprenti, pour le mettre à la voie de cette connaissance : ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grâce de Dieu, par le moyen de laquelle se parfournit et se parfait après notre créance. Je sais un homme d’autorité nourri aux lettres, qui m’a confessé avoir été ramené des erreurs de la mescreance par l’entremise des arguments de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours et approbation de la foi, et qu’on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combattre ceux qui sont precipitez aux espouvantables et horribles ténèbres de l’irreligion, ils se trouveront encore lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres de même condition qu’on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties,

Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer.

Qu’ils souffrent la force de nos preuves, ou qu’ils nous en facent voir ailleurs, et sur quelque autre sujet, de mieux tissuës, et mieux estoffées.

Je me suis sans y penser à demi déjà engagé dans la seconde objection, à laquelle j’avais proposé de répondre pour Sebonde.

Aucuns disent que ses arguments sont faibles et ineptes à vérifier ce qu’il veut, et entreprennent de les choquer aisément. Il faut secouer ceux-ci un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche volontiers les dits d’autrui à la faveur des opinions qu’on a prejugées en soi : A un atheïste tous écrits tirent à l’theïsme. Il infecte de son propre venin la matière innocente. Ceux-ci ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goût fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre notre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n’oseroyent attaquer en sa majesté pleine d’autorité et de commandement. Le moyen que je prends pour rabatre cette frenesie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité, et deneantise de l’homme : leur arracher des points, les chetives armes de leur raison : leur faire baisser la tête et mordre la terre, sous l’autorité et reverence de la majesté divine. C’est à elle seule qu’appartient la science et la sapience : elle seule qui peut estimer de soi quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que nous nous prisons.

Οὐ γὰρ ἐᾶ φρονέιν ὁ θεὸς μέγα ἄλλον ἤ ἔαυτον.

Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit. Dus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. L’intelligence est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes.

Or c’est cependant beaucoup de consolation à l’homme Chrétien, de voir nos utils mortels et caduques, si proprement assortis à notre foi sainte et divine : que lorsqu’on les emploie aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n’y soient pas appropriez plus uniement, ni avec plus de force. Voyons donq si l’homme a en sa puissance d’autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s’il est en lui d’arriver à aucune certitude par argument et par discours.

Car saint Augustin plaidant contre ces gents ici, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu’ils tiennent les parties de notre créance fauces, que notre raison faut à établir. Et pour montrer qu’assez de choses peuvent être et avoir été, desquelles notre discours ne saurait fonder la nature et les causes : il leur met en avant certaines expériences cognuës et indubitables, auxquelles l’homme confesse rien ne voir. Et cela fait il, comme toutes autres choses, d’une curieuse et ingénieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour convaincre la faiblesse de leur raison, il n’est besoin d’aller triant des rares exemples : et qu’elle est si manque et si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité, qui lui soit assez claire : que l’aizé et le malaisé lui sont un : que tous sujets également, et la nature en général desadvouë sa juridiction et entremise.

Que nous presche la vérité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que notre sagesse n’est que folie devant Dieu : que de toutes les vanités la plus vaine c’est l’homme : que l’homme qui presume de son savoir, ne sait pas encore que c’est que savoir : et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense être quelque chose, se séduit soi-mêmes, et se trompe ? Ces sentences du saint Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne me faudrait aucune autre preuve contre des gens qui se rendraient avec toute submission et obéissance à son autorité. Mais ceux-ci veulent être fouëtez à leurs propres dépens, et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle-même.

Considérons donq pour cette heure, l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenuë en ce bel équipage. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages, qu’il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulans si fièrement sur sa tête, les mouvements espouventables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se die maîtresse et emperiere de l’univers ? duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander. Et ce privilège qu’il s’attribue d’être seul en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d’en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l’architecte, et tenir conte de la recette et mises du monde : qui lui a seelé ce privilège ? qu’il nous montre lettres de cette belle et grande charge.

Ont elles été ottroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guère de gents. Les fols et les méchants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? et étant la pire pièce du monde, d’être preferez à tout le reste ?

En croirons nous cestuy-la ;

Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profectó nihil est melius.

Nous n’aurons jamais assez bafoué l’impudence de cet accouplage.

Mais pauvret qu’a il en soi digne d’un tel avantage ? A considérer cette vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d’une si juste règle :

Cum suspicimus magni coelestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum :

A considérer la domination et puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies et conditions de notre fortune,

Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris :

mais sur nos inclinations mêmes, nos discours, nos volontés : qu’ils regissent, poussent et agitent à la merci de leurs influances, selon que notre raison nous l’apprend et le trouve :

speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moveri,
Fatorúmque vices certis discernere signis.

A voir que non un homme seul, non un Roi, mais les monarchies, les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvements célestes :

Quantáque quàm parvi faciant discrimina motus :
Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis :

si notre vertu, nos vices, notre suffisance et science, et ce même discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d’eux à nous, elle vient, comme juge notre raison, par leur moyen et de leur faveur :

furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Trojam,
Alterius sors est scribendis legibus apta,
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes,
Mutuáque armati cœunt in vulnera fratres,
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta movere,
Inque suas ferri poenas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à lui ? comment sous-mettre à notre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous étonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? pourquoi les privons nous et d’âme, et de vie, et de discours ? y avons nous recognu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obéissance ? Dirons nous, que nous n’avons vu en nulle autre créature, qu’en l’homme, l’usage d’une âme raisonnable ? Et quoi ? Avons nousveu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-il d’être, par ce que nous n’avons rien vu de semblable ? et ses mouvements d’être, par ce qu’il n’en est point de pareils ? Si ce que nous n’avons pas vu, n’est pas, notre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? Sont ce pas des songes de l’humaine vanité, de faire de la Lune une terre céleste ? y deviner des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour notre commodité, comme fait Platon et Plutarque ? et de notre terre en faire un astre éclairant et lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est, caligo mentium : nec tantum necessitas errandi, sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem.

La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces, que bon lui semble. Comment connaît il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclut il la bestise qu’il leur attribue ?

Quand je me joue à ma chatte, qui sait, si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’âge doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l’homme de lors, la communication qu’il avait avec les bêtes, desquelles s’enquérant et s’instruisant, il savait les vraies qualités, et differences de chacune d’icelles : par où il acqueroit une très parfaite intelligence et prudence ; et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie, que nous ne saurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le fait des bêtes ? Ce grand auteur a opiné qu’en la plupart de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des prognostications, qu’on en tirait en son temps.

Ce défaut qui empêche la communication d’entre elles et nous, pourquoi n’est il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par cette même raison elles nous peuvent estimer bêtes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grand merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutefois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roi, il faut bien qu’ils donnent certaine interprétation à sa voix et mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bêtes des nôtres, environ à même mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requièrent : et nous elles.

Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu’entre elles il y a une pleine et entière communication, et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de même espèce, mais aussi d’espèces diverses :

Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque cluere
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.

En certain aboyer du chien le cheval connaît qu’il y a de la colère : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraie point. Aux bêtes mêmes qui n’ont pas de voix, par la société d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvements discourent et traictent.

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

Pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J’en ai vu de si souples et formez à cela, qu’à la vérité, il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, et disent en fin toutes choses des yeux.

E’l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.

Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoi non ? d’une variation et multiplication à l’envi de la langue. De la tête nous convions, renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoi des sourcils ? Quoi des épaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique : Qui fait, voyant la variété et usage distingué des autres, que celui-ci doit plutôt être jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulièrement la nécessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoin : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue.

Un Ambassadeur de la ville d’Abdère, après avoir longuement parlé au Roi Agis de Sparte, lui demanda : Et bien, Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? que je t’ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot : voilà pas un taire parlier et bien intelligible ?

Au reste, qu’elle sorte de notre suffisance ne recognoissons nous aux opérations des animaux ? est-il police réglée avec plus d’ordre, diversifiée à plus de charges et d’offices, et plus constamment entretenue, que celle des mouches à miel ? Cette disposition d’actions et de vacations si ordonnée, la pouvons nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ?

His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.

Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement, et choisissent elles sans discrétion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent ils se servir plutôt d’une figure carrée, que de la ronde, d’un angle obtus, que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l’Orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents, et considérer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoi espessit l’araignée sa toile en un endroit, et relâche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensement, et conclusion ? Nous recognoissons assez en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous, et combien notre art est faible à les imiter. Nous voyons toutefois aux nôtres plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre âme s’y sert de toutes ses forces : pourquoi n’en estimons nous autant d’eux ? Pourquoi attribuons nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoi sans y penser nous leur donnons un très-grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompaigne et guide, comme par la main à toutes les actions et commodités de leur vie, et qu’à nous elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quêter par art, les choses nécessaires à notre conservation ; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d’esprit, à la suffisance naturelle des bêtes : de manière que leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités, tout ce que peut notre divine intelligence.

Vraiment à ce compte nous aurions bien raison de l’appeler une très-injuste marâtre : Mais il n’en est rien, notre police n’est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses créatures : et n’en est aucune, qu’elle n’ait bien pleinement fourni de tous moyens nécessaires à la conservation de son être : Car ces plaintes vulgaires que j’oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les élève tantôt au-dessus des nues, et puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nu sur la terre nue, lié, garrotté, n’ayant de quoi s’armer et couvrir que de la despouïlle d’autrui : là où toutes les autres créatures, nature les a revestuës de coquilles, de gousses, d’escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d’écaille, de toison, et de soie selon le besoin de leur être : les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour défendre, et les a elles mêmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l’homme ne sait ni cheminer, ni parler, ni manger, ni rien que pleurer sans apprentissage.

Tum porro, puer ut sævis projectus ab undis
Navita, nudus humi jacet infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nexibus ex alvo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est
Cui tantum in vita restet transire malorum :
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela :
Nec varias quærunt vestes pro tempore cæli :
Denique non armis opus est, non moenibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.

Ces plaintes là sont fauces : il y a en la police du monde, une egalité plus grande, et une relation plus uniforme.

Notre peau est pourvue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps, témoin plusieurs nations, qui n’ont encore essayé nul usage de vêtements. Nos anciens Gaulois n’étaient guères vêtus, ne sont pas les Irlandais nos voisins, sous un ciel si froid : Mais nous le jugeons mieux par nous mêmes : car tous les endroits de la personne, qu’il nous plaît découvrir au vent et à l’air, se trouvent propres à le souffrir : S’il y a partie en nous faible, et qui semble devoir craindre la froidure, ce devrait être l’estomac, où se fait la digestion : nos pères le portoyent découvert, et nos Dames, ainsi molles et delicates qu’elles sont, elles s’en vont tantôt entr’ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillottems des enfants ne sont non plus nécessaires : et les mères Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Notre pleurer est commun à la plupart des autres animaux, et n’en est guère qu’on ne voie se plaindre et gémir longtemps après leur naissance : d’autant que c’est une contenance bien sortable à la faiblesse, en quoi ils se sentent. Quant à l’usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction.

Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

Qui fait doute qu’un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sut quêter sa nourriture ? et la terre en produit, et lui en offre assez pour sa nécessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bêtes, témoin les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons stériles de l’année. Ces nations, que nous venons de découvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soin et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas notre seule nourriture : et que sans labourage, notre mère nature nous avait munis à planté de tout ce qu’il nous fallait : voire, comme il est vraisemblable, plus pleinement et plus richement qu’elle ne fait à présent, que nous y avons mêlé notre artifice :

Et tellus nitidas fruges vinetáque læta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit,
Ipsa dedit dulces foetus, et pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boves et vires agricolarum.

le débordement et desreglement de notre appétit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l’assouvir.

Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plupart des autres animaux, plus de divers mouvements de membres, et en tirons plus de service naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combattre nus, on les voit se jeter aux hasards pareils aux nôtres. Si quelques bêtes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l’industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct et précepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’éléphant aiguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulières pour cet usage, lesquelles il épargne, et ne les emploie aucunement à ses autres services) Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussière à l’entour d’eux : les sangliers affinent leurs défenses : et l’ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l’enduit et le crouste tout à l’entour, de limon bien serré et bien paistry, comme d’une cuirasse. Pourquoi ne dirons nous qu’il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ?

Quant au parler, il est certain, que s’il n’est pas naturel, il n’est pas nécessaire. Toutefois je crois qu’un enfant, qu’on aurait nourri eu pleine solitude, éloigné de tout commerce (qui serait un essai malaisé à faire) aurait quelque espèce de parole pour exprimer ses conceptions : et n’est pas croyable, que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux : Car qu’est-ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’entr’appeler au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? Comment ne parleraient elles entr’elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils nous répondent ? D’autre langage, d’autres appellations, devisons nous avec eux, qu’avec les oiseaux, avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux : et changeons d’idiome selon l’espèce.

Cosi per entro loro schiera bruna
S’ammusa l’una con l’altra formica,
Forse à spiar lor via, et lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribue aux bêtes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la différence de langage, qui se voit entre nous, selon la différence des contrées, elle se trouve aussi aux animaux de même espèce. Aristote allègue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux :

variæque volucres
Longè alias alio jaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus unà
Raucisonos cantus.

Mais cela est à savoir, quel langage parlerait cet enfant : et ce qui s’en dit par divination, n’a pas beaucoup d’apparence. Si on m’allègue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je respons que ce n’est pas seulement pour n’avoir peu recevoir l’instruction de la parole par les oreilles, mais plutôt pource que le sens de l’ouïe, duquel ils sont privez, se rapporte à celui du parler, et se tiennent ensemble d’une cousture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premièrement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l’envoyer aux étrangères. J’ai dit tout ceci, pour maintenir cette ressemblance, qu’il y a aux choses humaines : et pour nous ramener et joindre à la presse. Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille.

Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.

Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés : mais c’est sous le visage d’une même nature :

res quæque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturæ certo discrimina servant.

Il faut contraindre l’homme, et le renger dans les barrières de cette police. Le misérable n’a garde d’enjamber par effet au delà : il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres créatures de son ordre, et d’une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, præexcellence vraie et essentielle. Celle qu’il se donne par opinion, et par fantaisie, n’a ni corps ni goût : Et s’il est ainsi, que lui seul de tous les animaux, ait cette liberté de l’imagination, et ce desreglement de pensées, lui représentant ce qui est, ce qui n’est pas ; et ce qu’il veut ; le faux et le véritable ; c’est un advantage qui lui est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naît la source principale des maux qui le pressent, péché, maladie, irresolution, trouble, désespoir.

Je dis donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bêtes facent par inclination naturelle et forcée, les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effets, pareilles facultés, et de plus riches effets des facultés plus riches : et confesser par conséquent, que ce même discours, cette même voie, que nous tenons à œuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoi imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en esprouvons aucun pareil effet ? Joint qu’il est plus honorable d’être acheminé et obligé à règlement agir par naturelle et inevitable condition, et plus approchant de la divinité, que d’agir règlement par liberté téméraire et fortuite ; et plus seur de laisser à nature, qu’à nous les rênes de notre conduitte. La vanité de notre présomption fait, que nous aymons mieux devoir à nos forces, qu’à sa libéralité, notre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et anoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble : car je priseroy bien autant des grâces toutes miennes et naïfves, que celles que j’aurais été mendier et quêter de l’apprentissage. Il n’est pas en notre puissance d’acquérir une plus belle recommendation que d’être favorisé de Dieu et de nature.

Par ainsi le renard, de quoi se servent les habitants de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque rivière gelée, et le laschent devant eux pour cet effet, quand nous le verrions au bord de l’eau approcher son oreille bien près de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance, bruire l’eau courant au dessous, et selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’espesseur en la glace, se reculer, ou s’avancer, n’aurions nous pas raison de juger qu’il lui passe par la tête ce même discours, qu’il ferait en la nôtre : et que c’est une ratiocination et conséquence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie sous le faix. Car d’attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l’ouïe, sans discours et sans conséquence, c’est une chimère, et ne peut entrer en notre imagination. De même faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d’inventions, de quoi les bêtes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles.

Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela même, qu’il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d’en user à notre volonté, ce n’est que ce même advantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition nos esclaves, et les Climacides étaient ce pas des femmes en Syrie qui servoyent couchées à quatre pattes, de marchepied et d’eschelle aux dames à monter en coche ? Et la plupart des personnes libres, abandonnent pour bien légères commodités, leur vie, et leur être à la puissance d’autrui. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour être tuée au tumbeau de son mari. Les tyrans ont-ils jamais failli de trouver assez d’hommes vouez à leur dévotion : aucuns d’eux adjoustans d’avantage cette nécessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ?

Des armées entières se sont ainsi obligées à leurs Capitaines. Le formule du serment en cette rude école des escrimeurs à outrance, portait ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchainer, brûler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs légitimes souffrent de leur maître ; engageant tresreligieusement et le corps et l’âme à son service :

Ure meum si vis flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.

C’était une obligation véritable, et si il s’en trouvait dix mille telle année, qui y entroyent et s’y perdoyent.

Quand les Scythes enterroyent leur Roi, ils estrangloyent sur son corps, la plus favorie de ses concubines, son eschanson, écuyer d’escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de cinquante pages, qu’ils avoyent empalé par l’épine du dos jusques au gosier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la tombe.

Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traitement moins curieux et moins favorable, que celui que nous faisons aux oiseaux, aux chevaux, et aux chiens.

A quel souci ne nous demettons nous pour leur commodité ? Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs façent volontiers pour leurs maîtres, ce que les Princes s’honorent de faire pour ces bêtes.

Diogenes voyant ses parents en peine de le rachetter de servitude : Ils sont fols, disait-il, c’est celui qui me traite et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent les bêtes, se doivent dire plutôt les servir, qu’en être servis.

Et si elles ont cela de plus généreux, que jamais Lyon ne s’asservit à un autre Lyon, ni un cheval à un autre cheval par faute de cœur. Comme nous allons à la chasse des bêtes, ainsi vont les Tigres et les Lions à la chasse des hommes : et ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lièvres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les allouettes :

serpente ciconia pullos
Nutrit, et inventa per devia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Jovis, et generosæ
In saltu venantur aves.

Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens et oiseaux, comme la peine et l’industrie. Et au-dessus d’Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages, partent justement le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le pêcheur ne laisse aux loups de bonne foi, une part égale de sa prise, ils vont incontinent déchirer ses rets.

Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme celle des colliers de nos lignes et de l’hameçon, il s’en voit aussi de pareilles entre les bêtes. Aristote dit, que la Sèche jette de son col un boyau long comme une ligne, qu’elle estand au loin en le lâchant, et le retire à soi quand elle veut : à mesure qu’elle aperçoit quelque petit poisson s’approcher, elle lui laisse mordre le bout de ce boyau, étant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prés d’elle, que d’un sault elle puisse l’attraper.

Quant à la force, il n’est animal au monde en butte de tant d’offenses, que l’homme : il ne nous faut point une balaine, un éléphant, et un crocodile, ni tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d’hommes : les pous sont suffisants pour faire vacquer la dictature de Sylla : c’est le desjeuner d’un petit ver, que le cœur et la vie d’un grand et triumphant Empereur.

Pourquoi disons nous, que c’est à l’homme science et connaissance, bâtie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de connaître la force de la rubarbe et du polipode ; et quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont reçu un coup de trait, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guérison, et la tortue quand elle a mangé de la vipère, chercher incontinent de l’origanum pour se purger, le dragon fourbir et éclairer ses yeux avecques du fenoil, les cigognes se donner elles mêmes des clysteres à tout de l’eau de marine, les éléphants arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maîtres, témoin celui du roi Porus qu’Alexandre deffit, les javelots et les dardz qu’on leur a ettez au combat, et les arracher si dextrement, que nous ne le saurions faire iavec si peu de douleur : pourquoi ne disons nous de mémes, que c’est science et prudence ? Car d’alléguer, pour les deprimer, que c’est par la seule instruction et maistrise de nature, qu’elles le savent, ce n’est pas leur ôter le titre de science et de prudence : c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’une si certaine maîtresse d’école.

Chrysippus, bien qu’en toutes autres choses autant dédaigneux juge de la condition des animaux, que nul autre philosophe, considérant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la quête de son maître qu’il a égaré, ou à la poursuite de quelque proie qui fuit devant lui, va essayant un chemin après l’autre, et après s’être assuré des deux, et n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cherche, s’eslance dans le troisième sans marchander : il est contraint de confesser, qu’en ce chien là, un tel discours se passe : J’ai suivi jusques à ce carre-four mon maître à la trace, il faut nécessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins : ce n’est ni par celui-ci, ni par celui-là, il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre : Et que s’assurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisième chemin, ni ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce trait purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjoinctes, et de la suffisante enumeration des parties, vaut-il pas autant que le chien le sache de soi que de Trapezonce ?

Si ne sont pas les bêtes incapables d’être encore instruites à notre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaîssons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu’ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce crois-je, de voir tant de sortes de cingeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens : les danses, où ils ne faillent une seule cadence du son qu’ils oyent ; plusieurs divers mouvements et saults qu’ils leur font faire par le commandement de leur parole : mais je remarque avec plus d’admiration cet effet, qui est toutes-fois assez vulgaire, des chiens de quoi se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s’arrêtent à certaines portes, d’où ils ont accoutumé de tirer l’aumône, comme ils evitent le choc des coches et des charrettes, lors même que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j’en ai vu le long d’un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire, pour éloigner son maître du fossé. Comment pouvait-on avoir fait concevoir à ce chien, que c’était sa charge de regarder seulement à la sûreté de son maître, et mépriser ses propres commodités pour le servir ? et comment avait-il la connaissance que tel chemin lui était bien assez large, qui ne le serait pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ?

Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir vu à Rome d’un chien, avec l’Empereur Vespasian le père au Théâtre de Marcellus. Ce chien servait à un bateleur qui jouait une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avait son rolle. Il fallait entre autres choses qu’il contrefist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : après avoir avallé le pain qu’on feignait être cette drogue, il commença tantôt à trembler et branler, comme s’il eût été étourdi : finalement s’étendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et trainer d’un lieu à autre, ainsi que portait le sujet du jeu, et puis quand il cogneut qu’il était temps, il commença premièrement à se remuer tout bellement, ainsi que s’il se fût revenu d’un profond sommeil, et levant la tête regarda çà et là d’une façon qui étonnait tous les assistants.

Les bœufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes roues à puiser de l’eau, auxquelles il y a des baquets attachez (comme il s’en voit plusieurs en Languedoc) on leur avait ordonné d’en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils étaient si accoustumez à ce nombre, qu’il était impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayant fait leur tâche ils s’arrestoient tout court. Nous sommes en l’adolescence avant que nous sachions compter jusques à cent, et venons de découvrir des nations qui n’ont aucune connaissance des nombres.

Il y a encore plus de discours à instruire autrui qu’à être instruit. Or laissant à part ce que Democritus jugeait et prouvait, que la plupart des arts, les bêtes nous les ont apprises : Comme l’araignée à titre et à coudre, l’arondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation à faire la médecine : Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y emploient du temps et du soin : d’où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n’ont point eu loisir d’aller à l’école sous leurs parents, perdent beaucoup de la grâce de leur chant. Nous pouvons juger par là, qu’il reçoit de l’amendement par discipline et par étude : Et entre les libres même, il n’est pas un et pareil ; chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l’envi, d’une contention si courageuse, que par fois le vaincu y demeure mort, l’aleine lui faillant plutôt que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple écoute la leçon de son précepteur, et en rend compte avec grand soin : ils se taisent l’un tantôt, tantôt l’autre : on oyt corriger les fautes, et sent-on aucunes reprehensions du précepteur. J’ai vu (dit Arrius) autrefois un éléphant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s’eslevans et s’inclinans à certaines cadences, selon que l’instrument les guidait, et y avait plaisir à ouïr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyait ordinairement des Éléphants dressez à se mouvoir et danser au son de la voix, des danses à plusieurs entrelassures, coupures et diverses cadances très-difficiles à apprendre. Il s’en est vu, qui en leur privé remémoraient leur leçon, et s’exerçaient par soin et par étude pour n’être tancez et battuz de leurs maîtres.

Mais cette autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque même pour respondant, est étrange : Elle était en la boutique d’un barbier à Rome, et faisait merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyait ; Un jour il advint que certaines trompettes s’arrêtèrent à sonner longtemps devant cette boutique : depuis cela et tout le lendemain, voila cette pie pensive, muette et melancholique ; de quoi tout le monde était émerveillé, et pensait-on que le son des trompettes l’eût ainsi estourdie et étonnée ; et qu’avec l’ouïe, la voix se fût quant et quant éteinte : Mais on trouva en fin, que c’était une étude profonde, et une retraite en soi-mémes, son esprit s’exercitant et preparant sa voix, à représenter le son de ces trompettes : de manière que sa première voix ce fut celle là, d’exprimer parfaictement leurs reprises, leurs poses, et leurs muances ; ayant quicté par ce nouvel apprentissage, et pris à desdain tout ce qu’elle savait dire auparavant.

Je ne veux pas obmettre d’alléguer aussi cet autre exemple d’un chien, que ce même Plutarque dit avoir vu (car quant à l’ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n’en observe non plus à renger ces exemples, qu’au reste de toute ma besogne) lui étant dans un navire, ce chien étant en peine d’avoir l’huile qui était dans le fond d’une cruche, où il ne pouvait arriver de la langue, pour l’étroite embouchure du vaisseau, alla quérir des cailloux, et en mit dans cette cruche jusques à ce qu’il eût fait hausser l’huile plus près du bord, où il la pût atteindre. Cela qu’est-ce, si ce n’est l’effet d’un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de même, quand l’eau qu’ils veulent boire est trop basse.

Cette action est aucunement voisine de ce que récitait des Éléphants, un roi de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l’un d’entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu’on leur prépare, et les recouvre lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, et pièces de bois, afin que cela l’aide à s’en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d’autres effets à l’humaine suffisance, que si je vouloy suivre par le menu ce que l’expérience en a appris, je gaignerois aisément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d’un éléphant en une maison privée de Syrie, desroboit à tous les repas, la moitié de la pension qu’on lui avait ordonnée : un jour le maître voulut lui-même le penser, versa dans sa mangeoire la juste mesure d’orge, qu’il lui avait prescrite, pour sa nourriture : l’éléphant regardant de mauvais œil ce gouverneur, sépara avec la trompe, et en mit à part la moitié, déclarant par là le tort qu’on lui faisait. Et un autre, ayant un gouverneur qui mêlait dans sa mangeaille des pierres pour en croître la mesure, s’approcha du pot où il faisait cuyre sa chair pour son dîner, et le lui remplit de cendre. Cela ce sont des effets particuliers : mais ce que tout le monde a vu, et que tout le monde sait, qu’en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Levant, l’une des plus grandes forces consistait aux éléphants, desquels on tirait des effets sans comparaison plus grands que nous ne faisons à présent de notre artillerie, qui tient à peu près leur place en une battaille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connaissent les histoires anciennes)

siquidem Tyrio servire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso
Horum majores, Et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam.

Il fallait bien qu’on se répondît à bon escient de la créance de ces bêtes et de leur discours, leur abandonnant la tête d’une battaille ; là où le moindre arrêt qu’elles eussent su faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moiudre effroi qui leur eût fait tourner la tête sur leurs gens, était suffisant pour tout perdre. Et s’est vu peu d’exemples, où cela soit advenu, qu’ils se rejectassent sur leurs troupes, au lieu que nous mémes nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnait charge non d’un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisaient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conquête des Indes ; auxquels ils payaient solde, et faisaient partage au butin. Et montraient ces animaux, autant d’adresse et de jugement à poursuivre et arrêter leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisaient d’ardeur et d’âpreté.

Nous admirons et poisons mieux les choses étrangères que les ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de près ce que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent parmi nous, il y a de quoi y trouver des effets autant admirables, que ceux qu’on va recueillant és pays et siècles étrangers. C’est une même nature qui roule son cours. Qui en aurait suffisamment jugé le présent état, en pourrait sûrement conclure et tout l’advenir et tout le passé. J’ai vu autrefois parmi nous, des hommes amenez par mer de lointain pays, desquels par ce que nous n’entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vêtements, étaient du tout esloignez des nôtres, qui de nous ne les estimait et sauvages et brutes ? qui n’attribuait à stupidité et à bestise, de les voir muets, ignorants la langue Françoise, ignorants nos baise-mains, et nos inclinations serpentées ; notre port et notre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ?

Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas. Il nous advient ainsi au jugement que nous faisons des bêtes : Elles ont plusieurs conditions, qui se rapportent aux nôtres : de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu’elles ont particulier, que savons nous que c’est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux, et la plupart des animaux, qui vivent avec nous, reconnaîssent notre voix, et se laissent conduire par elle : si faisait bien encore la murene de Crassus, et venait à lui quand il l’appelait : et le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d’Arethuse : et j’ai vu des gardoirs assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cri de ceux qui les traictent ;

nomen habent, Et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.

Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les éléphants ont quelque participation de religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur trompe, comme des bras ; et tenants les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter longtemps en meditation et contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant établir qu’ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu’elle retire aux nôtres : Il vit, dit-il, des fourmis partir de leur fourmilière, portants le corps d’un fourmis mort, vers une autre fourmilière, de laquelle plusieurs autres fourmis leur virent au-devant, comme pour parler à eux, et après avoir été ensemble quelque pièce, ceux-ci s’en retournèrent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation : En fin ces derniers venus, apportèrent aux premiers un ver de leur tanière, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargèrent sur leur dos, et emportèrent chez eux, laissant aux autres le corps du trépassé. Voilà l’interprétation que Cleanthes y donna : témoignant par là que celles qui n’ont point de voix, ne laissent pas d’avoir pratique et communication mutuelle ; de laquelle c’est notre défaut que nous ne soyons participants ; et nous meslons à cette cause sottement d’en opiner.

Or elles produisent encore d’autres effets, qui surpassent de bien loin notre capacité, auxquels il s’en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination même nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu’en cette grande et dernière battaille navale qu’Antonius perdit contre Auguste, sa galère capitainesse fut arrêtée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que les Latins nomment remora, à cause de cette sienne propriété d’arrêter toute sorte de vaisseaux, auxquels il s’attache. Et l’Empereur Caligula vogant avec une grande flotte en la côte de la Romanie, sa seule galère fut arrêtée tout court, par ce même poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il était au bas de son vaisseau, tout dépit de quoi un si petit animal pouvait forcer et la mer et les vents, et la violence de tous ses avirons, pour être seulement attaché par le bec à sa galère (car c’est un poisson à coquille) et s’étonna encore non sans grande raison, de ce que lui étant apporté dans le bateau, il n’avait plus cette force, qu’il avait au dehors.

Un citoyen de Cyzique acquit jadis réputation de bon Mathématicien, pour avoir appris la condition de l’hérisson. Il a sa tanière ouverte à divers endroits et à divers vents ; et prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du côté de ce vent-là ; ce que remerquant ce citoyen, apportait en sa ville certaines predictions du vent, qui avait à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne lui-même la couleur qu’il lui plaît, selon les occasions, pour se cacher de ce qu’il craint, et attraper ce qu’il cherche : Au cameleon c’est changement de passion, mais au poulpe c’est changement d’action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la colère, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de notre visage : mais c’est par l’effet de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n’est pas en la disposition de notre volonté. Or ces effets que nous reconnaîssons aux autres animaux, plus grands que les nôtres, témoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vraisemblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous.

De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines étaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux. Nous n’avons rien de pareil ni de si admirable. Cette règle, cet ordre du bransler de leur aile, par lequel on tire des conséquences des choses à venir, il faut bien qu’il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble opération ; car c’est prêter à la lettre, d’aller attribuant ce grand effet, à quelque ordonnance naturelle, sans l’intelligence, consentement, et discours, de qui le produit : et est une opinion evidemment faulse. Qu’il soit ainsi : La torpille a cette condition, non seulement d’endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets, et de la sceme, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient : voire dit-on d’avantage, que si on verse de l’eau dessus, on sent cette passion qui gagne contremont jusques à la main, et endort l’attouchement au travers de l’eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n’est pas inutile à la torpille : elle la sent et s’en sert ; de manière que pour attraper la proie qu’elle quête, on la voit se tapir sous le limon, afin que les autres poissons se coulants par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les gruës, les arondeles, et autres oiseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de l’an, montrent assez la connaissance qu’elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous assurent, que pour choisir d’un nombre de petits chiens, celui qu’on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mère au propre de le choisir elle même ; comme si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu’elle y rapportera, sera toujours le meilleur : ou bien si on fait semblant d’entourner de feu le gîte, de toutes parts, celui des petits, au secours duquel elle courra premièrement. Par où il appert qu’elles ont un usage de prognostique que nous n’avons pas : ou qu’elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nôtre.

La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous adjoustons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison. Pour règlement de notre santé, les médecins nous proposent l’exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

Tenez chaults les pieds et la tête,
Au demeurant vivez en bête.
La generation est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela : toutefois ils nous ordonnent de nous ranger à l’assiette et disposition brutale, comme plus effectuelle :

more ferarum,
Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, et insolents, que les femmes y ont mêlé de leur crû ; les ramenant à l’exemple et usage des bêtes de leur sexe, plus modeste et rassis.

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Ejicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.

Si c’est justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent leurs bien-faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les étrangers et ceux qui les offencent, elles représentent en cela quelque air de notre justice : comme aussi en conservant une equalité très-équitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vive et plus constante, que n’ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du roi Lysimachus, son maître mort, demeura obstiné sus son lit, sans vouloir boire ne manger : et le jour qu’on en brûla le corps, il print sa course, et se jeta dans le feu, où il fut brûlé. Comme fit aussi le chien d’un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lit de son maître, depuis qu’il fut mort : et quand on l’emporta, il se laissa enlever quant et lui, et finalement se lança dans le buscher où on brûlait le corps de son maître. Il y a certaines inclinations d’affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d’une témérité fortuite, que d’autres nomment sympathie : les bêtes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager séparément : On les voit appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : et où ils le rencontrent, s’y joindre incontinent avec fête et démonstration de bienveillance ; et prendre quelque autre forme à contre-cœur et en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d’envies extremes et irreconciliables.

Les cupiditez sont ou naturelles et nécessaires, comme le boire et le manger ; ou naturelles et non nécessaires, comme l’accointance des femelles ; ou elles ne sont ni naturelles ni nécessaires : de cette dernière sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superflues et artificielles : Car c’est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à désirer : Les apprêts à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu’un homme aurait de quoi se substanter d’une olive par jour. La délicatesse de nos vins, n’est pas de sa leçon, ni la recharge que nous adjoustons aux appétits amoureux :

neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupiditez étrangères, que l’ignorance du bien, et une fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu’elles chassent presque toutes les naturelles : Ni plus ni moins que si en une cité, il y avait si grand nombre d’étrangers, qu’ils en missent hors les naturels habitants, ou esteignissent leur autorité et puissance ancienne, l’usurpant entièrement, et s’en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus réglez que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de modération sous les limites que nature nous a prescripts : Mais non pas si exactement, qu’ils n’aient encore quelque convenance à notre débauche. Et tout ainsi comme il s’est trouvé des désirs furieux, qui ont poussé les hommes à l’amour des bêtes, elles se trouvent aussi par fois esprises de notre amour, et reçoivent des affections monstrueuses d’une espèce à autre : Témoin l’éléphant corrival d’Aristophanes le grammairien, en l’amour d’une jeune bouquetiere en la ville d’Alexandrie, qui ne lui cédait en rien aux offices d’un poursuyvant bien passionné : car se promenant par le marché, où lon vendait des fruits, il en prenait avec sa trompe, et les lui portait : il ne la perdait de vue, que le moins qu’il lui était possible ; et lui mettait quelquefois la trompe dans le sein par dessous son collet, et lui tastoit les tettins. Ils recitent aussi d’un dragon amoureux d’une fille ; et d’une oie esprise de l’amour d’un enfant, en la ville d’Asope ; et d’un belier serviteur de la menestriere Glaucia : et il se voit tous les jours des magots furieusement épris de l’amour des femmes. On voit aussi certains animaux s’addonner à l’amour des mâles de leur sexe. Oppianus et autres recitent quelques exemples, pour montrer la reverence que les bêtes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l’expérience nous fait bien souvent voir le contraire ;

nec habetur turpe juvencæ
Ferre patrem tergo : fit equo sua filia conjux :
Quasque creavit, init pecudes caper : ipsáque cujus
Semine concepta est, ex illo concipit ales.

De subtilité malitieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel passant au travers d’une rivière chargé de sel, et de fortune y étant bronché, si que les sacs qu’il portait en furent tous mouillez, s’étant apperçeu que le sel fondu par ce moyen, lui avait rendu sa charge plus légère, ne failloit jamais aussitôt qu’il rencontrait quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maître descouvrant sa malice, ordonna qu’on le chargeast de laine, à quoi se trouvant mesconté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui représentent naïfvement le visage de notre avarice ; car on leur voit un soin extrême de surprendre tout ce qu’elles peuvent, et de le curieusement cacher, quoi qu’elles n’en tirent point usage.

Quant à la ménagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d’amasser et épargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est nécessaire. Les fourmis estandent au dehors de l’aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voient qu’ils commencent à se moisir et à se sentir le rance, de peur qu’ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas toujours sec ni sain, ains s’amolit, se résout et destrempe comme en lait, s’acheminant à germer et produire : de peur qu’il ne devienne semence, et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a coutume de sortir.

Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurais volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou au rebours pour témoignage de notre imbécillité et imperfection : comme de vrai, la science de nous entre-deffaire et entretuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu’elle n’a pas beaucoup de quoi se faire désirer aux bêtes qui ne l’ont pas.

quando leoni
Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri.

Mais elles n’en sont pas universellement exemptes pourtant : témoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses des Princes des deux armées contraires :

sæpe duobus
Regibus incessit magno discordia motu,
Continuoque animos vulgi Et trepidantia bello
Corda licet longè præsciscere.

Je ne vois jamais cette divine description, qu’il ne m’y semble peinte l’ineptie et vanité humaine. Car ces mouvements guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et espouvantement, cette tempête de sons et de cris :

Fulgur ubi ad cælum se tollit, totáque circum
Ære renidescit tellus, subtérque virum vi
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti rejectant voces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d’hommes armez, tant de fureur, d’ardeur, et de courage, il est plaisant à considérer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien légères occasions éteinte.

Paridis propter narratur amorem
Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l’Asie se perdit et se consomma en guerres pour le macquerellage de Paris. L’envie d’un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devraient pas émouvoir deux harengères à s’esgratigner, c’est l’âme et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mémes qui en sont les principaux auteurs et motifs ? Oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fût onques, se jouant et mettant en risée très-plaisamment et très-ingenieusement, plusieurs batailles hasardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le service de ses entreprinses :

Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam
Fulvia constituit, se quoque uti futuam.
Fulviam ego ut futuam ? quid si me Manius oret
Pædicem, faciam ? non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi vita
Charior est ipsa mentula ? signa canant.

(J’use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé, que vous m’en avez donné.) Or ce grand corps a tant de visages et de mouvements, qui semblent menasser le ciel et la terre :

Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus,
Sævus ubi Orion hybernis conditur undis,
Vel cum sole novo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Liciæ flaventibus arvis,
Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus.

ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme foyble, calamiteux, et misérable. Ce n’est qu’une sormilliere émeuë et eschaufée,

It nigrum campis agmen :

un souffle de vent contraire, le croassement d’un vol de corbeaux, le faux pas d’un cheval, le passage fortuite d’un aigle ; un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere, suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez lui seulement d’un rayon de Soleil par le visage, le voila fondu et esvanouy : qu’on lui esvente seulement un peu de poussière aux yeux, comme aux mouches à miel de notre Poète, voila toutes nos enseignes, nos légions, et le grand Pompeius mémes à leur tête, rompu et fracassé : car ce fut lui, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servi à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent.

Qu’on descouple mémes de nos mouches après, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fraîche mémoire, les Portugais assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitants de celle-ci portèrent sur la muraille quantité de ruches, de quoi ils sont riches. Et avec du feu chassèrent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu’ils abandonnèrent leur entreprise, ne pouvans soutenir leurs assauts et piqûres. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu’au retour du combat, il ne s’en trouva une seule à dire.

Les âmes des Empereurs et des savatiers sont jettees à même moule. Considérant l’importance des actions des Princes et leur poix, nous nous persuadons qu’elles soient produictes par quelques causes aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouvements, par les mémes ressors, que nous sommes aux nôtres. La même raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la même raison qui nous fait fouëtter un laquais, tombant en un Roi, lui fait ruiner une Province. Ils veulent aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant.

Quant à la fidélité, il n’est animal au monde traître au prix de l’homme. Nos histoires racontent la vifve poursuite que certains chiens ont fait de la mort de leurs maîtres. Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardait un homme mort, et ayant entendu qu’il y avait trois jours qu’il faisait cet office, commanda qu’on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et lui. Un jour qu’il assistait aux montres generales de son armee, ce chien apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus, avec grands aboys et âpreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faite bientôt après par la voie de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfants de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maître. Un autre chien étant à la garde d’un temple à Athènes, ayant aperçeu un larron sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à abbayer contre lui tant qu’il peut : mais les marguilliers ne s’étant point esveillez pour cela, il se mit à le suyvre, et le jour étant venu, se tint un peu plus éloigné de lui, sans le perdre jamais de vue : s’il lui offrait à manger, il n’en voulait pas, et aux autres passants qu’il rencontrait en son chemin, il leur faisait fête de la queue, et prenait de leurs mains ce qu’ils lui donnaient à manger : si son larron s’arrêtait pour dormir, il s’arrêtait quant et quant au lieu mémes. La nouvelle de ce chien étant venue aux marguilliers de cette Église, ils se mirent à le suivre à la trace, s’enquerans des nouvelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrèrent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu’ils ramenèrent en la ville d’Athènes, où il fut puni. Et les juges en reconnaîssance de ce bon office, ordonnèrent du public certaine mesure de blé pour nourrir le chien, et aux prêtres d’en avoir soin. Plutarque témoigne cette histoire, comme chose très-averee et advenue en son siècle.

Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en crédit) ce seul exemple y suffira, qu’Appion recite comme en ayant été lui même spectateur. Un jour, dit-il, qu’on donnait à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bêtes étranges, et principalement de Lions de grandeur inusitee, il y en avait un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et épouvantable, attirait à soi la vue de toute l’assistance. Entre les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat des bêtes, fut un Androdus de Dace, qui était à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l’ayant aperçu de loin, s’arrêta premièrement tout court, comme étant entré en admiration, et puis s’approcha tout doucement d’une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnaîssance avec lui. Cela fait, et s’étant assuré de ce qu’il cherchait, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flattent leur maître, et à baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre misérable, tout transi d’effroi et hors de soi. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r’assuré sa vue pour le considérer et reconnaître : c’était un singulier plaisir de voir les caresses, et les fêtes qu’ils s’entrefaisoient l’un à l’autre. De quoi le peuple ayant élevé des cris de joie, l’Empereur fit appeler cet esclave, pour entendre de lui le moyen d’un si étrange evenement. Il lui récita une histoire nouvelle et admirable :

Mon maître, dit-il, étant proconsul en Aphrique, je fus contraint par la cruauté et rigueur qu’il me tenait, me faisant journellement battre, me dérober de lui, et m’en fuir. Et pour me cacher sûrement d’un personnage ayant si grande autorité en la province, je trouvai mon plus court, de gagner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays là, résolu, si le moyen de me nourrir venait à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moi-même. Le Soleil étant extrêmement âpre sur le midi, et les chaleurs insupportables, je m’embatis sur une caverne cachee et inaccessible, et me jettay dedans. Bientôt après y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessee, tout plaintif et gémissant des douleurs qu’il y souffrait : à son arrivee j’eu beaucoup de frayeur, mais lui me voyant mussé dans un coing de sa loge, s’approcha tout doucement de moi, me présentant sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander secours : je lui ôtai lors un grand écot qu’il y avait, et m’étant un peu apprivoisé à lui, pressant sa plaie en fis sortir l’ordure qui s’y amassait, l’essuyay, et nettoyay le plus proprement que je peux : Lui se sentant allegé de son mal, et soulagé de cette douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant toujours sa patte entre mes mains. De là en hors lui et moi vesquismes ensemble en cette caverne trois ans entiers de mémes viandes : car des bêtes qu’il tuait à sa chasse, il m’en apportait les meilleurs endroits, que je faisais cuire au Soleil à faute de feu, et m’en nourrissois. A la longue, m’étant ennuyé de cette vie brutale et sauvage, comme ce Lyon était allé un jour à sa quête accoustumee, je partis de là, et à ma troisième journee fus surpris par les soldats, qui me menèrent d’Afrique en cette ville à mon maître, lequel soudain me condamna à mort, et à être abandonné aux bêtes. Or à ce que je vois ce Lyon fut aussi pris bientôt après, qui m’a à cette heure voulu récompenser du bienfait et guérison qu’il avait reçu de moi.

Voila l’histoire qu’Androdus récita à l’Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoi à la requête de tous il fut mis en liberté, et absous de cette condamnation, et par ordonnance du peuple lui fut fait présent de ce Lyon. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l’argent qu’on lui donnait : le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu’on lui jetait, et chacun dire en les rencontrant : Voila le Lyon hôte de l’homme, voila l’homme médecin du Lyon.

Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aymons, aussi font elles la nôtre.

Post bellator equus positis insignibus Æthon
It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne : cela ne se voit-il pas aussi entre les bêtes, et des mariages mieux gardez que les nôtres ? Quant à la société et confederation qu’elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, et s’entresecourir, il se voit des bœufs, des porceaux, et autres animaux, qu’au cri de celui que vous offensez, toute la troupe accourt à son aide, et se ralie pour sa défense. L’escare, quand il a avalé l’ameçon du pêcheur, ses compagnons s’assemblent en foule autour de lui, et rongent la ligne : et si d’aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres lui baillent la queue par dehors, et lui la serre tant qu’il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au dehors et l’entrainent : Les barbiers, quand l’un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressans une épine qu’ils ont dentelee comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent.

Quant aux particuliers offices, que nous tirons l’un de l’autre, pour le service de la vie, il s’en voit plusieurs pareils exemples parmi elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu’elle n’ait au-devant d’elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s’appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : et en récompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit bête ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouty, ce petit poisson s’y retire en toute sûreté, et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussitôt qu’il sort, elle se met à le suyvre sans cesse : et si de fortune elle l’escarte, elle va errant çà et là, et souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n’a point de gouvernail : Ce que Plutarque témoigne avoir vu en l’Île d’Anticyre.

Il y a une pareille société entre le petit oiseau qu’on nomme le roytelet, et le crocodile : le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal : et si l’Ichneumon son ennemi s’approche pour le combattre, ce petit oiseau, de peur qu’il ne le surprenne endormi, va de son chant et à coup de bec l’esveillant, et l’advertissant de son danger. Il vit des demeurant de ce monstre, qui le reçoit familièrement en sa bouche, et lui permet de becqueter dans ses machoueres, et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez : et s’il veut fermer la bouche, il l’advertit premièrement d’en sortir en la serrant peu à peu sans l’estreindre et l’offenser.

Cette coquille qu’on nomme la Nacre, vit aussi ainsi avec le Pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d’un cancre, lui servant d’huissier et de portier assis à l’ouverture de cette coquille, qu’il tient continuellement entrebaaillee et ouverte, jusques à ce qu’il y voie entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la nacre, et lui va pinsant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proie enfermee dans leur fort.

En la manière de vivre des tuns, on y remarque une singulière science de trois parties de la Mathématique. Quant à l’Astrologie, ils l’enseignent à l’homme : car ils s’arrêtent au lieu où le solstice d’hiver les surprend, et n’en bougent jusques à l’equinoxe ensuyvant : voila pourquoi Aristote même leur concede volontiers cette science. Quant à la Geometrie et Arithmétique, ils font toujours leur bande de figure cubique, carree en tout sens, et en dressent un corps de bataillon, solide, clos, et environné tout à l’entour, à six faces toutes esgalles : puis nagent en cette ordonnance carree, autant large derrière que devant, de façon que qui en voit et compte un rang, il peut aisément nombrer toute la troupe, d’autant que le nombre de la profondeur est égal à la largeur, et la largeur, à la longueur.

Quant à la magnanimité, il est malaisé de lui donner un visage plus apparent, qu’en ce fait du grand chien, qui fut envoyé des Indes au Roi Alexandre : on lui présenta premièrement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours, il n’en fit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais quand il vit un Lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu’il déclarait celui-là seul digne d’entrer en combat avecques lui.

Touchant la repentance et reconnaissance des fautes, on recite d’un Éléphant, lequel ayant tué son gouverneur par impétuosité de colère, en print un deuil si extrême, qu’il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir.

Quant à la clémence, on recite d’un tigre, la plus inhumaine bête de toutes, que lui ayant été baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offenser, et le troisième il brisa la cage où il était enfermé, pour aller chercher autre pâture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hôte.

Et quant aux droits de la familiarité et convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d’apprivoiser des chats, des chiens, et des lièvres ensemble ; Mais ce que l’expérience apprend à ceux qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espèce d’animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et l’enfantement ? car les Poètes disent bien qu’une seule île de Delos, étant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l’enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la mer fût arrêtée, affermie et aplanie, sans vagues, sans vents et sans pluie, cependant que l’halcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l’an : et par son privilège nous avons sept jours et sept nuits, au fin cœur de l’hiver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnaissent autre mâle que le leur propre : l’assistent toute leur vie sans jamais l’abandonner : s’il vient à être débile et cassé, elles le chargent sur leurs épaules, le portent par tout, et le servent jusques à la mort. Mais aucune suffisance n’a encore peu atteindre à la connaissance de cette merveilleuse fabrique, de quoi l’halcyon compose le nid pour ses petits, ni en deviner la matière. Plutarque, qui en a vu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu’elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, et ajoutant des courbes et des arrondissements, tellement qu’en fin elle en forme un vaisseau rond prêt à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, lui enseigne à radouber ce qui n’est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle voit que sa structure se desmeut, et se lâche pour les coups de mer : et au contraire ce qui est bien joint, le batement de la mer le vous estreinct, et vous le serre de sorte, qu’il ne se peut ni rompre ni dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ni de fer, si ce n’est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c’est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de manière qu’elle ne peut recevoir ni admettre autre chose, que l’oiseau qui l’a bâtie : car à toute autre chose, elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu’il n’y peut rien entrer, non pas l’eau de la mer seulement. Voila une description bien claire de ce bâtiment et empruntée de bon lieu : toutefois il me semble qu’elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir, de loger au dessous de nous, et d’interpréter desdaigneusement les effets que nous ne pouvons imiter ni comprendre ?

Pour suyvre encore un peu plus loin cette equalité et correspondance de nous aux bêtes, le privilège de quoi notre âme se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu’elle conçoit, de despouiller de qualités mortelles et corporelles, tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu’elle estime dignes de son accointance, à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vêtements superflus et viles, l’espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, l’âpreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle : de manière que Rome et Paris, que j’ai en l’âme, Paris que j’imagine, je l’imagine et le comprends, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plâtre, et sans bois : ce même privilège, dis-je, semble être bien evidemment aux bêtes : Car un cheval accoutumé aux trompettes, aux harquebusades, et aux combats, que nous voyons tremousser et frémir en dormant, étendu sur sa litière, comme s’il était en la mêlée, il est certain qu’il conçoit en son âme un son de tabourin sans bruit, une armée sans armes et sans corps.

Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,

Et quasi de palma summas contendere vires. Ce lièvre qu’un levrier imagine en songe, après lequel nous le voyons haleter en dormant, allonger la queue, secouer les jarrets, et représenter parfaictement les mouvements de sa course : c’est un lièvre sans poil et sans os.
Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
Jactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebas reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inventa ferarum :
Experge factique, sequuntur inania sæpe
Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
Donec discussis redeant erroribus ad se.
Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à fait, et s’esveiller en sursaut, comme s’ils apercevaient quelque étranger arriver ; cet étranger que leur âme voit, c’est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans être :

Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas fassiez atque ora tueantur.

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudrait savoir si nous sommes d’accord de sa description : Il est vraisemblable que nous ne savons guère, que c’est que beauté en nature et en général, puisque à l’humaine et notre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s’il y avait quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à notre appétit.

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire et basannée, aux lèvres grosses et enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux d’or le cartilage d’entre les nazeaux, pour le faire pendre jusques à la bouche, comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu’elle leur tombe sur le menton, et est leur grâce de montrer leurs dents jusques au-dessous des racines. Au Peru les plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant qu’ils peuvent par artifice. Et un homme d’aujourdhuy, dit avoir vu en une nation Orientale, ce soin de les agrandir, en tel crédit, et de les charger de poisants joyaux, qu’à touts coups il passait son bras vêtu au travers d’un trou d’oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soin, et ont à mépris de les voir blanches : ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la tête rase : mais assez ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les beautés, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art : et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu’elles affectent de pouvoir donner la mamelle à leurs enfants par dessus l’épaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive : les Espagnols vuidée et estrillée : et entre nous, l’un la fait blanche, l’autre brune : l’un molle et délicate, l’autre forte et vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Épicuriens la donnent à la pyramidale plutôt, ou carrée : et ne peuvent avaller un Dieu en forme de boule.

Mais quoi qu’il en soit, nature ne nous a non plus privilegiez en cela qu’au demeurant, sur ses lois communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s’il est quelques animaux moins favorisez en cela que nous, il y en a d’autres, et en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur : voire des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cédons assez : et non moins, en toutes qualités, aux aërées. Et cette prerogative que les Poètes font valoir de notre stature droite, regardant vers le ciel son origine,

Pronáque cum spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, coelúmque videre
Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus.

elle est vraiment poétique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la vue renversée tout à fait vers le ciel : et l’encoleure des chameaux, et des austruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nôtre.

Quels animaux n’ont la face au haut, et ne l’ont devant, et ne regardent vis-à-vis, comme nous : et ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre que l’homme ?

Et quelles qualités de notre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bêtes ?

Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus abjectes de toute la bande : car pour l’apparence extérieure et forme du visage, ce sont les magots :

Simia quam similis, turpissima bestia, nobis !

pour le dedans et parties vitales, c’est le pourceau. Certes quand j’imagine l’homme tout nu (oui en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa subjection naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons été excusables d’emprunter ceux que nature avait favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher sous leur dépouille, de laine, plume, poil, soie.

Remerquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le défaut offense nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous dérober en nos actions naturelles, de notre espèce. Vraiment c’est aussi un effet digne de considération, que les maîtres du métier ordonnent pour remède aux passions amoureuses, l’entière vue et libre du corps qu’on recherche : que pour refroidir l’amitié, il ne faille que voir librement ce qu’on aime.

Ille quod obscoenas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.

Et encore que cette recette puisse à l’aventure partir d’une humeur un peu délicate et refroidie : si est-ce un merveilleux signe de notre defaillance, que l’usage et la connaissance nous dégoute les uns des autres. Ce n’est pas tant pudeur, qu’art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l’entrée de leurs cabinets, avant qu’elles soient peintes et parées pour la montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quo magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore.

La où en plusieurs animaux, il n’est rien d’eux que nous n’aimions, et qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excremens mêmes et de leur décharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornements et parfums.

Ce discours ne touche que notre commun ordre, et n’est pas si sacrilège d’y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautés, qu’on voit par fois reluire entre nous, comme des astres sous un voile corporel et terrestre.

Au demeurant la part même que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par notre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents, desquels l’humaine capacité ne se peut d’elle-même répondre : ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de notre opinion, comme la raison, la science et l’honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l’innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche présent, que nature nous sache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu’Heraclitus et Pherecydes, s’ils eussent peu échanger leur sagesse avecques la santé, et se délivrer par ce marché, l’un de l’hydropisie, l’autre de la maladie pediculaire qui le pressait, ils eussent bien fait. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu’ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eût présenté à Ulysses deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eût dû plutôt accepter celui de la folie, que de consentir que Circé eût changé sa figure humaine en celle d’une bête : Et disent que la sagesse même eût parlé à lui en cette manière : Quitte moi, laisse moi là, plutôt que de me loger sous la figure et corps d’un âne. Comment ? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pour ce ce voile corporel et terrestre ? Ce n’est donc plus par la raison, par le discours, et par l’âme, que nous excellons sur les bêtes : c’est par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence, et tout le reste à l’abandon.

Or j’accepte cette naïfve et franche confession : Certes ils ont connu que ces parties là, de quoi nous faisons tant de fête, ce n’est que vaine fantaisie. Quand les bêtes auraient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoique, ce seraient toujours des bêtes : ni ne seraient comparables à un homme misérable, méchant et insensé. Car en fin tout ce qui n’est comme nous sommes, n’est rien qui vaille : Et Dieu pour se faire valoir, il faut qu’il y retire, comme nous dirons tantôt. Par où il appert que ce n’est par vrai discours, mais par une fierté folle et opiniâtreté, que nous nous preferons aux autres animaux, et nous sequestrons de leur condition et société.

Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour notre part, l’inconstance, l’irresolution, l’incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire après notre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appétits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la déloyauté, la detraction, et la curiosité. Certes nous avons estrangement surpayé ce beau discours, de quoi nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connaître, si nous l’avons achetée au prix de ce nombre infini des passions, auxquelles nous sommes incessamment en prinse. S’il ne nous plaît de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable prerogative sur les bêtes, que où nature leur a prescript certaines saisons et limites à la volupté Venerienne, elle nous en a lâché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari.

De quel fruit pouvons nous estimer avoir été à Varro et Aristote, cette intelligence de tant de choses ? Les a elle exemptez des incommodités humaines ? ont-ils été deschargez des accidents qui pressent un crocheteur ? ont ils tiré de la Logique quelque consolation à la goutte ? pour avoir su comme cette humeur se loge aux jointures, l’en ont ils moins sentie ? sont ils entrez en composition de la mort, pour savoir qu’aucunes nations s’en resjouissent : et du cocuage, pour savoir les femmes être communes en quelque region ? Au rebours, ayant tenu le premier rang en savoir, l’un entre les Romains, l’autre, entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissait le plus, nous n’avons pas pourtant appris qu’ils aient eu aucune particulière excellence en leur vie : voire le Grec a assez affaire à se décharger d’aucunes tasches notables en la sienne.

A on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celui qui sait l’Astrologie, et la Grammaire :

Illiterati num minus nervi rigent ?

et la honte et pauvreté moins importunes ?

Scilicet et morbis Et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.

J’ai vu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université : et lesquels j’aimerais mieux ressembler. La doctrine, ce m’est avis, tient rang entre les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles autres qualités qui y servent voyrement, mais de loin, et plus par fantaisie que par nature.

Il ne nous faut guère non plus d’offices, de règles, et de lois de vivre, en notre communauté, qu’il en faut aux grues et formis en la leur. Et néanmoins nous voyons qu’elles s’y conduisent très ordonnément, sans érudition. Si l’homme était sage, il prendrait le vrai prix de chasque chose, selon qu’elle serait la plus utile et propre à sa vie.

Qui nous contera par nos actions et deportemens, il s’en trouvera plus grand nombre d’excellents entre les ignorants, qu’entre les savants : je dis en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette Rome savante, qui se ruyna soi-même. Quand le demeurant serait tout pareil, aumoins la preud’hommie et l’innocence demeureraient du côté de l’ancienne : car elle loge singulierement bien avec la simplicité.

Mais je laisse ce discours, qui me tirerait plus loin, que je ne voudrais suyvre. J’en dirai seulement encore cela, que c’est la seule humilité et submission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir : il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La première loi, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loi de pure obéissance : ce fut un commandement, nu et simple où l’homme n’eût rien à connaître et à causer, d’autant que l’obéir est le propre office d’une âme raisonnable, reconnaissant un céleste, supérieur et bien-facteur. De l’obéir et céder naît toute autre vertu, comme du cuider, tout péché. Et au rebours : la première tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa première poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de connaissance, Eritis sicut dii scientes bonum Et malum. Et les Sereines, pour piper Ulysse en Homère, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux lacs, lui offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de savoir. Voila pourquoi l’ignorance nous est tant recommandée par notre religion, comme pièce propre à la créance et à l’obéissance. Cavete, nequis vos decipiat per philosophiam Et inanes seductiones, secundum elementa mundi.

En ceci y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’âme et du corps : Mais où la trouvons nous ?

Ad summum sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipue sanus, nisi cùm pituita molesta est.

Il semble à la vérité, que nature, pour la consolation de notre état misérable et chétif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C’est ce que dit Epictete, que l’homme n’a rien proprement sien, que l’usage de ses opinions : Nous n’avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, et la maladie en intelligence : l’homme au rebours, possède ses biens par fantaisie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de notre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de nature, les cieux en ce monde même, et les terres, et les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la modération, la grandeur de courage : et qui ont arraché notre âme des ténèbres, pour lui faire voir toutes choses hautes, basses, premières, dernières, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent de quoi bien et heureusement vivre, et nous guident à passer notre âge sans déplaisir et sans offense. Celui-ci ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant ?

Et quant à l’effet, mille femmelettes ont vécu au village une vie plus equable, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.

Dus ille fuit Dus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus è tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locavit.

Voila des paroles tresmagnifiques et belles : mais un bien léger accident, mit l’entendement de celui-ci en pire état, que celui du moindre berger : nonobstant ce Dieu précepteur et cette divine sapience. De même impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m’en vais parler de toutes choses. Et ce sot titre qu’Aristote nous prête, de Dieux mortels : et ce jugement de Chrysippus, que Dion était aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca reconnaît, dit-il, que Dieu lui a donné le vivre : mais qu’il a de soi le bien vivre. Conformément à cet autre, In virtute vere gloriamur : quod non contingeret, si id donum a Deo non a nobis haberemus. Ceci est aussi de Seneca : Que le sage a la fortitude pareille à Dieu : mais en l’humaine faiblesse, par où il le surmonte. Il n’est rien si ordinaire que de rencontrer des traits de pareille témérité : Il n’y a aucun de nous qui s’offense tant de se voir apparier à Dieu, comme il fait de se voir deprimer au rang des autres animaux : tant nous sommes plus jaloux de notre intérêt, que de celui de notre créateur.

Mais il faut mettre aux pieds cette sotte vanité, et secouer vivement et hardiment les fondements ridicules, sur quoi ces fausses opinions se bastissent. Tant qu’il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soi, jamais l’homme ne recognoistra ce qu’il doit à son maître : il fera toujours de ses œufs poules, comme on dit : il le faut mettre en chemise.

Voyons quelque notable exemple de l’effet de sa philosophie.

Possidonius étant pressé d’une si douloureuse maladie, qu’elle lui faisait tordre les bras, et grincer les dents, pensait bien faire la figue à la douleur pour s’escrier contre elle : Tu as beau faire, si ne dirai-je pas que tu sois mal. Il sent mêmes passions que mon laquays, mais il se brave sur ce qu’il contient aumoins sa langue sous les lois de sa secte.

Re succumbere non oportebat verbis gloriantem.

Archesilas étant malade de la goutte, Carneades qui le vint visiter, s’en retournait tout fâché : il le rappela, et lui montrant ses pieds et sa poittrine : Il n’est rien venu de là ici, lui dit-il. Celui-ci a un peu meilleure grâce : car il sent avoir du mal, et en voudrait être depestré. Mais de ce mal pourtant son cœur n’en est pas abattu et affoibly. L’autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu’essentielle. Et Dionysius Heracleotes affligé d’une cuison véhémente des yeux, fut rangé à quitter ces résolutions Stoïques.

Mais quand la science ferait par effet ce qu’ils disent, démousser et rabatre l’aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance et plus evidemment ? Le philosophe Pyrrho courant en mer le hasard d’une grande tourmente, ne présentait à ceux qui étaient avec lui à imiter que la securité d’un porceau, qui voyageait avecques eux, regardant cette tempête sans effroi. La philosophie au bout de ses precéptes nous renvoie aux exemples d’un athlète et d’un muletier : auxquels on voit ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d’autres inconvénients, et plus de fermeté, que la science n’en fournit onques à aucun, qui n’y fût nay et préparé de soi-mêmes par habitude naturelle. Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant et ceux d’un cheval plus aisément que les nôtres, si ce n’est l’ignorance. Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, et medeciner pour guérir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours. Lorsque les vrais maux nous faillent, la science nous prête les siens : cette couleur et ce teint, vous presagent quelque defluxion caterreuse : cette saison chaude vous menace d’une émotion fievreuse : cette coupeure de la ligne vitale de votre main gauche, vous advertit de quelque notable et voisine indisposition : Et en fin elle s’en adresse tout detroussément à la santé même : Cette allégresse et vigueur de jeunesse, ne peut arrêter en une assiette, il lui faut dérober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous mêmes. Comparés la vie d’un homme asservy à telles imaginations, à celle d’un laboureur, se laissant aller après son appétit naturel, mesurant les choses au seul sentiment présent, sans science et sans prognostique, qui n’a du mal que lorsqu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’âme avant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’était point assez à temps pour souffrir le mal lorsqu’il y sera, il l’anticipe par fantaisie, et lui court au-devant.

Ce que je dis de la médecine, se peut tirer par exemple généralement à toute science : De là est venue cette ancienne opinion des philosophes, qui logeaient le souverain bien à la reconnaissance de la faiblesse de notre jugement. Mon ignorance me prête autant d’occasion d’espérance que de crainte : et n’ayant autre règle de ma santé, que celle des exemples d’autrui, et des événements que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes : et m’arrête aux comparaisons, qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine, et entière : et aiguise mon appétit à la jouir, d’autant plus qu’elle m’est à présent moins ordinaire et plus rare : tant s’en faut que je trouble son repos et sa douceur, par l’amertume d’une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bêtes nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies.

Ce qu’on nous dit de ceux du Brésil, qu’ils ne mouroyent que de vieillesse, on l’attribue à la sérénité et tranquillité de leur air, je l’attribue plutôt à la tranquillité et sérénité de leur âme, deschargée de toute passion, pensée et occupation tendue ou déplaisante : comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loi, sans Roi, sans relligion quelconque.

Et d’où vient ce qu’on trouve par expérience, que les plus grossiers et plus lourds sont plus fermes et plus desirables aux exécutions amoureuses ? et que l’amour d’un muletier se rend souvent plus acceptable, que celle d’un gallant homme ? sinon qu’en celui-ci l’agitation de l’âme trouble sa force corporelle, la rompt, et lasse : comme elle lasse aussi et trouble ordinairement soi-mêmes. Qui la desment, qui la jette plus coustumierement à la manie, que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et en fin sa force propre ? De quoi se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiés naissent des grandes inimitiez, des santez vigoreuses les mortelles maladies : ainsi des rares et vifves agitations de nos âmes, les plus excellentes manies, et plus detraquées : il n’y a qu’un demi tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensés, nous voyons combien proprement s’advient la folie, avec les plus vigoureuses opérations de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes elevations d’une esprit libre ; et les effets d’une vertu supreme et extraordinaire ? Platon dit les mélancoliques plus disciplinables et excellent : aussi n’en est-il point qui aient tant de propension à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force et soupplesse. Quel sault vient de prendre de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cet antique et pure poésie, qu’autre poète Italien n’aie de longtemps été ? N’a-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtriere ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte, et tendue appréhension de la raison, qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences, qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui l’a rendu sans exercice et sans âme ? J’eus plus de dépit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux état survivant à soi-mêmes, mescognoissant et soi et ses ouvrages ; lesquels sans son su, et toutefois à sa vue, on a mis en lumière incorrigez et informes.

Voulez vous un homme sain, le voulez vous réglé, et en ferme et sûre posture ? affublez le de ténèbres d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir : et nous esblouir, pour nous guider. Et si on me dit que la commodité d’avoir l’appétit froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire après soi cette incommodité, de nous rendre aussi par conséquent moins aiguz et frians, à la jouissance des biens et des plaisirs : Cela est vrai : mais la misère de notre condition porte, que nous n’avons tant à jouir qu’à fuir, et que l’extrême volupté ne nous touche pas comme une légère douleur : Segnius homines bona quàm mala sentiunt : nous ne sentons point l’entière santé, comme la moindre des maladies :

pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valère nihil quemquam movet. Hoc juvat unum,
Quód me non torquet latus aut paix : cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.

Notre bien être, ce n’est que la privation d’être mal. Voila pourquoi la secte de philosophie, qui a le plus fait valoir la volupté, encore l’a elle rangée à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien, que l’homme puisse espérer : comme disait Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.

Car ce même chatouillement et aiguisement, qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous enlever au-dessus de la santé simple, et de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, et je ne sais comment cuisante et mordante, celle là même, ne vise qu’à l’indolence, comme à son but. L’appétit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chasser la peine que nous apporte le désir ardent et furieux, et ne demande qu’à l’assouvir, et se loger en repos, et en l’exemption de cette fièvre. Ainsi des autres.

Je dis donc, que si la simplesse nous achemine à point n’avoir de mal, elle nous achemine à un très-heureux état selon notre condition.

Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu’elle soit du tout sans sentiment. Car Crantor avait bien raison de combattre l’indolence d’Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l’abort même et la naissance des maux en fût à dire. Je ne loue point cette indolence qui n’est ni possible ni désirable. Je suis content de n’être pas malade : mais si je le suis, je veux savoir que je le suis, et si on me cauterise ou incise, je le veux sentir. De vrai, qui desracineroit la connaissance du mal, il extirperoit quand et quand la connaissance de la volupté, et en fin aneantiroit l’homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore.

Le mal, est à l’homme bien à son tour. Ni la douleur ne lui est toujours à fuir, ni la volupté toujours à suivre.

C’est un très-grand avantage pour l’honneur de l’ignorance, que la science même nous rejecte entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lâcher la bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre sous sa faveur à l’abri des coups et injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer notre pensée des maux qui nous tiennent, et l’entretenir des voluptés perdues ; et de nous servir pour consolation des maux présents, de la souvenance des biens passez, et d’appeler à notre secours un contentement esvanouy, pour l’opposer à ce qui nous presse ? Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n’est qu’où la force lui manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de soupplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à lui faillir. Car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effet l’altération cuisante d’une fièvre chaude, quelle monnaie est-ce, de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce serait plutôt lui empirer son marché,

Che ricordar si il ben doppia la noia.

De même condition est cet autre conseil, que la philosophie donne ; de maintenir en la mémoire seulement le bonheur passé, et d’en effacer les déplaisirs que nous avons soufferts ; comme si nous avions en notre pouvoir la science de l’oubli : et conseil duquel nous valons moins encore un coup.

Suavis est laborum præteritorum memoria.

Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la main, pour combattre la fortune ; qui me doit roidir le courage pour fouller aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces détours coüards et ridicules ? Car la mémoire nous représente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui lui plaît. Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenance, que le désir de l’oublier : C’est une bonne manière de donner en garde, et d’empreindre en notre âme quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela est faux, Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus, et secunda jucunde et suaviter meminerimus. Et ceci est vrai, Memini etiam quæ nolo : oblivisci non possum quæ volo. Et de qui est ce conseil ? de celui, qui se unus sapientem profiteri sit ausus.

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.

De vider et desmunir la mémoire, est-ce pas le vrai et propre chemin à l’ignorance ?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils préceptes, par lesquels on nous permet d’emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vive et forte ne peut assez : pourvu qu’elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guérir la plaie, ils sont contents de l’endormir et pallier. Je crois qu’ils ne me nieront pas ceci, que s’ils pouvoyent ajouter de l’ordre, et de la constance, en un état de vie, qui se maintinst en plaisir et en tranquillité par quelque faiblesse et maladie de jugement, qu’ils ne l’acceptassent :

potare, Et spargere flores
Incipiam, pâtiárque vel inconsultus haberi.

Il se trouverait plusieurs philosophes de l’avis de Lycas : Celui-ci ayant au demeurant ses mœurs bien reglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et étrangers, se conservant tresbien des choses nuisibles, s’était par quelque altération de sens imprimé en la cervelle une rêverie : C’est qu’il pensait être perpétuellement aux theatres à y voir des passe-temps, des spectacles, et des plus belles comédies du monde. Guéri qu’il fut par les médecins, de cette humeur peccante, à peine qu’il ne les mit en procès pour le rétablir en la douceur de ces imaginations.

pol me occidistis amici,
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

D’une pareille rêverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisait à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyrée, et y abordaient, ne travailloyent que pour son service : se resjouyssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joie. Son frère Crito, l’ayant fait remettre en son meilleur sens, il regrettait cette sorte de condition, en laquelle il avait vécu en liesse, et déchargé de tout déplaisir. C’est ce que dit ce vers ancien Grec, qu’il y a beaucoup de commodité à n’être pas si advisé :

‘Εν τῶ φρονεῖν γὰρ μηδεν ἥδιοτος βίος,

Et l’Ecclesiaste ; en beaucoup de sagesse, beaucoup de déplaisir : et, qui acquiert science, s’acquiert du travail et tourment.

Cela même, à quoi la philosophie consent en général, cette dernière recette qu’elle ordonne à toute sorte de nécessités, qui est de mettre fin à la vie, que nous ne pouvons supporter. Placet ? pare : Non placet ? quacumque vis exi. Pungit dolor ? vel fodiat sane : si nudus es, da jugulum : sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, résiste. Et ce mot des Grecs convives qu’ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat : Qui sonne plus sortablement en la langue d’un Gascon, qu’en celle de Cicéron, qui change volontiers en V. le B.

Vivere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti :
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, Et pulset lasciva decentius ætas.

qu’est-ce autre chose qu’une confession de son impuissance ; et un renvoy, non seulement à l’ignorance, pour y être à couvert, mais à la stupidité même, au non sentir, et au non être ?

Democritum postquam matura vetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis :
Sponte sua letho caput obvius obtulit ipse.

C’est ce que disait Antisthenes, qu’il fallait faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre : Et ce que Chrysippus alléguait sur ce propos du poète Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.
Et Crates disait, que l’amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart.

Celui Sextius, duquel Sénèque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’étant jeté, toutes choses laissées, à l’étude de la philosophie, délibéra de se précipiter en la mer, voyant le progrès de ses études trop tardif et trop long. Il courait à la mort, au deffault de la science. Voici les mots de la loi, sur ce sujet : Si d’aventure il survient quelque grand inconvénient qui ne se puisse remédier, le port est prochain : et se peut-on sauver à nage, hors du corps, comme hors d’un esquif qui fait eau : car c’est la crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fol attaché au corps.

Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençais tantôt à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorants, s’eslevent et se saisissent du ciel ; et nous, à tout notre savoir, nous plongeons aux abismes infernaux. Je ne m’arrête ni à Valentian, ennemi declaré de la science et des lettres, ni à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommaient le venin et la peste de tout état politique : ni à Mahumet, qui (comme j’ai entendu) interdict la science à ses hommes : mais l’exemple de ce grand Lycurgus et son autorité doit certes avoir grand poix, et la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable, et si longtemps fleurissante en vertu et en bonheur, sans aucune institution ni exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a été découvert du temps de nos pères, par les Espagnols, nous peuvent témoigner combien ces nations, sans magistrat, et sans loi, vivent plus legitimement et plus règlement que les nôtres, où il y a plus d’officiers et de lois, qu’il n’y a d’autres hommes, et qu’il n’y a d’actions.

Di cittatorie piene et di libelli,
D’esamine et di carte, di procure
Hanno le mani et il seno, et gran fastelli
Di chiose, di consigli et di letture,
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure,
Hanno dietro et dinanzi et d’ambi i lati,
Nota i procuratori et advocati.

C’était ce que disait un Sénateur Romain des derniers siècles, que leurs prédécesseurs avoyent l’aleine puante à l’ail, et l’estomac musqué de bonne conscience : et qu’au rebours, ceux de son temps ne sentaient au dehors que le parfum, puans au dedans à toute sorte de vices : c’est-à-dire, comme je pense, qu’ils avoyent beaucoup de savoir et de suffisance, et grand faute de preud’hommie. L’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence : la curiosité, la subtilité, le savoir, trainent la malice à leur suite : l’humilité, la crainte, l’obéissance, la débonnaireté (qui sont les pièces principales pour la conservation de la société humaine) demandent une âme vide, docile et presumant peu de soi.

Les Chrétiens ont une particulière connaissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soin de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c’est la voie, par où il s’est precipité à la damnation éternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voies communes, qui lui fait embrasser les nouvelletez, et aimer mieux être chef d’une troupe errante, et desvoyée, au sentier de perdition, aimer mieux être régent et précepteur d’erreur et de mensonge, que d’être disciple en l’école de vérité, se laissant mener et conduire par la main d’autrui, à la voie battuë et droicturiere. C’est à l’aventure ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, et lui obéit comme à son père : grec.

O cuider, combien tu nous empesches ! Après que Socrates fut averti, que le Dieu de sagesse lui avait attribué le nom de Sage, il en fut étonné : et se recherchant et secouant par tout, n’y trouvait aucun fondement à cette divine sentence. Il en savait de justes, temperants, vaillants, sçavants comme lui : et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au pays. En fin il se résolut, qu’il n’était distingué des autres, et n’était sage que par ce qu’il ne se tenait pas tel : et que son Dieu estimait bestise singulière à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine était la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse.

La sainte Parole déclare misérables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a fait l’homme semblable à l’ombre, de laquelle qui jugera, quand par l’éloignement de la lumière elle sera esvanouye ? Ce n’est rien que de nous : Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la haulteur divine, que des ouvrages de notre créateur, ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrétiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle était selon raison, ce ne serait plus miracle ; et si elle était selon quelque exemple, ce ne serait plus chose singulière. Melius scitur Dus nesciendo, dit S. Augustin. Et Tacitus, Sanctius est ac reverentius de actis Deorum credere quam scire.

Et Platon estime qu’il y ait quelque vice d’impiété à trop curieusement s’enquérir et de Dieu, et du monde, et des causes premières des choses.

Atque illum quidem parentem hujus universitatis invenire difficile : et, quum jam inveneris, indicare in vulgus, nefas, dit Cicéron.

Nous disons bien puissance, vérité, justice : ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ni ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon notre forme, ni nous l’imaginer selon la sienne : c’est à Dieu seul de se connaître et interpréter ses ouvrages : et le fait en notre langue, improprement, pour s’avaller et descendre à nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment lui peut elle convenir, qui est l’élite entre le bien et le mal : vu que nul mal ne le touche ? Quoi la raison et l’intelligence, desquelles nous nous servons pour par les choses obscures arriver aux apparentes : vu qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu ? la justice, qui distribue à chacun ce qui lui appartient, engendrée pour la société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La tempérance, comment ? qui est la modération des voluptés corporelles, qui n’ont nulle place en la divinité ? La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, lui appartiennent aussi peu : ces trois choses n’ayant nul accés près de lui. Parquoy Aristote le tient également exempt de vertu et de vice.

Neque gratia neque ira teneri potest, quód quæ talia essent, imbecilla essent omnia.
La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est point par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu’il a choisi du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets : Notre foi ce n’est pas notre acquest, c’est un pur présent de la libéralité d’autrui. Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clair-voyance. C’est par l’entremise de notre ignorance, plus que de notre science, que nous sommes savants de divin savoir. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance supernaturelle et céleste : apportons y seulement du notre, l’obéissance et la subjection : car comme il est écrit ; Je destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudents. Où est le sage ? où est l’écrivain ? où est le disputateur de ce siècle ? Dieu n’a-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car puis que le monde n’a point connu Dieu par sapience, il lui a plu par la vanité de la predication, sauver les croyants. Si me faut-il voir en fin, s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche : et si cette quête, qu’il y a employé depuis tant de siècles, l’a enrichy de quelque nouvelle force, et de quelque vérité solide.

Je crois qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquest qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnaître sa faiblesse. L’ignorance qui était naturellement en nous, nous l’avons par longue étude confirmée et averée. Il est advenu aux gens véritablement savants, ce qui advient aux épis de blé : ils vont s’élevant et se haussant la tête droite et fière, tant qu’ils sont vides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayant tout essayé, tout sondé, et n’ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et reconnu leur condition naturelle.

C’est ce que Velleius reproche à Cotta, et à Cicero, qu’ils ont appris de Philo, n’avoir rien appris : Pherecydes, l’un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit, J’ai, dit-il, ordonné aux miens, après qu’ils m’auront enterré, de te porter mes écrits. S’ils contentent et toi et les autres Sages, publie les : sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moi-même. Aussi ne fais-je pas profession de savoir la vérité, ni d’y atteindre. J’ouvre les choses plus que je ne les découvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on lui demanda ce qu’il savait, répondit, qu’il savait cela, qu’il ne savait rien. Il verifioit ce qu’on dit, que la plus grand part de ce que nous savons, est la moindre de celles que nous ignorons : c’est-à-dire, que ce même que nous pensons savoir, c’est une pièce, et bien petite, de notre ignorance.

Nous savons les choses en songe, dit Platon, et les ignorons en vérité.

Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt : angustos sensus, imbéciles animos, brevia curricula vitæ.

Cicero même, qui devait au savoir tout son vaillant, Valerius dit, que sur sa vieillesse il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu’il les traitait, c’était sans obligation d’aucun parti : suivant ce qui lui semblait probable, tantôt en l’une secte, tantôt en l’autre : se tenant toujours sous la dubitation de l’Académie.

Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quæram omnia, dubitans plerumque Et mihi diffidens.

J’aurai trop beau jeu, si je vouloy considérer l’homme en sa commune façon et en gros : et le pourroy faire pourtant par sa règle propre ; qui juge la vérité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,

Mortua cui vita est, prope jam vivo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plupart de ses facultés naturelles oisives. Je veux prendre l’homme en sa plus haute assiette. Considérons-le en ce petit nombre d’hommes excellents et triez, qui ayants été doués d’une belle et particulière force naturelle, l’ont encore roidie et aiguisée par soin, par étude et par art, et l’ont montée au plus haut point de sagesse, où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur âme à tout sens, et à tout biais, l’ont appuyée et estançonnée de tout le secours étranger, qui lui a été propre, et enrichie et ornée de tout ce qu’ils ont peu emprunter pour sa commodité, du dedans et dehors du monde : c’est en eux que loge la haulteur extrême de l’humaine nature. Ils ont réglé le monde de polices et de lois. Ils l’ont instruit par arts et sciences, et instruit encore par l’exemple de leurs mœurs admirables. Je ne mettrai en compte, que ces gens-là, leur témoignage, et leur expérience. Voyons jusques où ils sont allez, et à quoi ils se sont tenus. Les maladies et les défauts que nous trouverons en ce collège-là, le monde les pourra hardiment bien advouër pour siens.

Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce point, ou qu’il dit, qu’il la trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en quête. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la vérité, la science, et la certitude. Les Péripatéticiens, Épicuriens, Stoiciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-ci ont établi les sciences, que nous avons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, -et les Académiciens, ont désespéré de leur quête ; et jugé que la vérité ne se pouvait concevoir par nos moyens. La fin de ceux-ci, c’est la faiblesse et humaine ignorance. Ce parti a eu la plus grande suite, et les sectateurs les plus nobles.

Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirez d’Homère, des sept sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la vérité : Ceux-ci jugent, que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui assure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’établir la mesure de notre puissance, de connaître et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extrême science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.

L’ignorance qui se sait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : Pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, douter, et enquérir, ne s’assurer de rien, de rien ne se répondre. Des trois actions de l’âme, l’imaginative, l’appetitive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premières : la dernière, ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination, ni approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle légère.

Zenon peignait de geste son imagination sur cette partition des facultés de l’âme : La main espanduë et ouverte, c’était apparence : la main à demi serrée, et les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, compréhension : quand de la main gauche il venait encore à clore ce poing plus étroit, science.

Or cette assiette de leur jugement droite, et inflexible, recevant tous objets sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science, que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les désirs immoderez, l’ambition, l’orgueil, la superstition, l’amour de nouvelleté, la rébellion, la desobeyssance, l’opiniâtreté, et la plupart des maux corporels : Voire ils s’exemptent par là, de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d’une bien molle façon. Ils ne craignent point la revanche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre-bas, ils seraient bien marris qu’on les en creust ; et cherchent qu’on les contredie, pour engendrer la dubitation et surseance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu’ils pensent, que nous ayons en notre créance. Si vous prenez la leur, il prendront aussi volontiers la contraire à soutenir : tout leur est un : ils n’y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours, qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ni l’un, ni l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux. Si par certain jugement vous tenez, que vous n’en savez rien, ils vous maintiendront que vous le savez. Ouï, et si par un axiome affirmatif vous asleurez que vous en doutez, ils vous iront débattant que vous n’en doutez pas ; ou que vous ne pouvez juger et établir que vous en doutez. Et par cette extrémité de doubte, qui se secoue soi-même, ils se séparent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mêmes, qui ont maintenu en plusieurs façons, le doubte et l’ignorance.

Pourquoi ne leur sera-il permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l’un dire vert, à l’autre jaulne, à eux aussi de douter ? Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambigue ? Et où les autres sont portez, ou par la coutume de leurs pays, ou par l’institution des parents, ou par rencontre, comme par une tempête, sans jugement et sans choix, voire le plus souvent avant l’âge de discrétion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hypothequez, asserviz et collez, comme à une prise qu’ils ne peuvent desmordre : ad quamcumque disciplinam, velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt. Pourquoi à ceux-ci, ne sera-il pareillement concedé, de maintenir leur liberté, et considérer les choses sans obligation et servitude ? Hoc liberiores Et solutiores, quod integra illis est judicandi potestas. N’est-ce pas quelque advantage, de se trouver desengagé de la nécessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantaisie a produictes ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mêler à ces divisions seditieuses et querelleuses ? Qu’irai-je choisir ? Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous choisissiez. Voilà une sotte réponse : à laquelle il semble pourtant que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne vous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux parti, jamais il ne sera si seur, qu’il ne vous faille pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette mêlée ? Il vous est permis d’épouser comme votre honneur et votre vie, la créance d’Aristote sur l’éternité de l’âme, et dédire et desmentir Platon là dessus, et à eux il sera interdit d’en douter ? S’il est loisible à Panætius de soutenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement : Pourquoi un sage n’osera-il en toutes choses, ce que celui-ci ose en celles qu’il a apprinses de ses maîtres : establies du commun consentement de l’école, de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c’est un enfant qui juge, il ne sait que c’est : si c’est un savant, il est præoccuppé. Ils se sont réservez un merveilleux advantage au combat, s’étant deschargez du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourvu qu’ils frappent ; et font leurs besongnes de tout : S’ils vainquent, votre proposition cloche ; si vous, la leur : s’ils faillent, ils verifient l’ignorance ; si vous faillez, vous la verifiez : s’ils prouvent que rien ne se sache, il va bien ; s’ils ne le savent pas prouver, il est bon de mêmes : Ut quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur.

Et font état de trouver bien plus facilement, pourquoi une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraie ; et ce qui n’est pas, que ce qui est : et ce qu’ils ne croient pas, que ce qu’ils croient.

Leurs façons de parler sont, Je n’établis rien : Il n’est non plus ainsi qu’ainsi, ou que ni l’un ni l’autre : Je ne le comprends point. Les apparences sont egales par tout : la loi de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vrai qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c’est ἐπέχω ; c’est-à-dire, je soutiens, je ne bouge. Voila leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effet, c’est une pure, entière, et très-parfaite surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquérir et pour debattre : mais non pas pour arrêter et choisir. Quiconque imaginera une perpétuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse être, il conçoit le Pyrrhonisme : J’exprime cette fantaisie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les auteurs mêmes la représentent un peu obscurement et diversement.

Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des lois et des coutumes, et à la tradition des arts : non enim nos Dus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu’on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charrettes, se présentant aux précipices, refusant de s’accommoder aux lois. Cela est enchérir sur sa discipline. Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, jouyssant de tous plaisirs et commodités naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pièces corporelles et spirituelles, en règle et droicture. Les privilèges fantastiques, imaginaires, et faux, que l’homme s’est usurpé, de regenter, d’ordonner, d’établir, il les a de bonne foi renoncez et quittez.

Si n’est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ni perceuës ni consenties, s’il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s’il lui sera utile : et se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote expérimenté, la saison commode : circonstances probables seulement. Après lesquelles il est tenu d’aller, et se laisser remuer aux apparances, pourvu qu’elles n’aient point d’expresse contrariété. Il a un corps, il a une âme : les sens le poussent, l’esprit l’agite. Encore qu’il ne trouve point en soi cette propre et singulière marque de juger, et qu’il s’aperçoive, qu’il ne doit engager son consentement, attendu qu’il peut être quelque faux pareil à ce vrai : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d’arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu’en la science ? qui ne decident pas du vrai et du faux, et suivent seulement ce qu’il semble ? Il y a, disent-ils, et vrai et faux, et y a en nous de quoi le chercher, mais non pas de quoi l’arrêter à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Une âme garantie de prejugé, a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent et contrerollent leurs juges, ne s’y soubsmettent jamais dûment. Combien et aux lois de la religion, et aux lois politiques se trouvent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pedagogues des causes divines et humaines ?

Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude et d’utilité. Cette-ci présente l’homme nu et vide, reconnaissant sa faiblesse naturelle, propre à recevoir d’en haut quelque force étrangère, desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soi la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foi : ni mescreant ni établissant aucun dogme contre les lois et observances communes, humble, obéissant, disciplinable, studieux ; ennemi juré d’hérésie, et s’exemptant par conséquent des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C’est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il lui plaira d’y graver. Plus nous nous renvoyons et commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l’Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goût qu’elles se présentent à toi, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta connaissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt.

Voilà comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d’ignorance : et en celle des dogmatistes, qui est troisième, il est aysé à découvrir, que la plupart n’ont pris le visage de l’assurance que pour avoir meilleure mine. Ils n’ont pas tant pensé nous établir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils étaient allez en cette chasse de la vérité, quam docti fingunt magis quam norunt.

Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu’il sait des Dieux, du monde, et des hommes, propose d’en parler comme un homme à un homme, et qu’il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d’un autre : car les exactes raisons n’être en sa main, ni en mortelle main. Ce que l’un de ses Sectateurs a ainsi imité : Ut potero, explicabo : nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quæ dixero : sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens. Et cela sur le discours du mépris de la mort : discours naturel et populaire. Ailleurs il l’a traduit, sur le propos même de Platon. Si forte, de Deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum. Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis : ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis.

Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d’autres opinions, et d’autres creances, pour y comparer la sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il approche de plus près la verisimilitude. Car la vérité ne se juge point par autorité et témoignage d’autrui. Et pourtant evita religieusement Epicurus d’en alléguer en ses écrits. Celui-la est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de lui, que le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter. On le voit à escient se couvrir souvent d’obscurité si espesse et inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son avis. C’est par effet un Pyrrhonisme sous une forme resolutive.

Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantaisie d’autrui par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quam necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque rem aperte judicandi, profecta à Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget ætatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine, ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota.

Pourquoi, non Aristote seulement, mais la plupart des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du sujet, et amuser la curiosité de notre esprit, lui donnant où se paître, à ronger cet os creuz et descharné ? Clytomachus affermoit n’avoir jamais su, par les écrits de Carneades, entendre de quelle opinion il était. Pourquoi a evité aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a été surnommé grec ? La difficulté est une monoye que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe pour ne découvrir la vanité de leur art : et de laquelle l’humaine bestise se paye aisément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d’avoir accoutumé de mettre à l’astrologie, au droit, à la dialectique, et à la geometrie, plus de temps, que ne meritoyent ces arts : et que cela les divertissait des devoirs de la vie, plus utiles et honnêtes. Les philosophes Cyrenaïques mesprisoyent également la physique et la dialectique. Zenon tout au commencement des livres de sa République, déclarait inutiles toutes les liberales disciplines.

Chrysippus disait, que ce que Platon et Aristote avoyent écrit de la Logique, ils l’avoyent écrit par jeu et par exercice : et ne pouvait croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matière. Plutarque le dit de la Métaphysique, Epicurus l’eût encore dit de la Rhétorique, de la grammaire, poésie, mathématique, et hors la physique, de toutes les autres sciences : et Socrates de toutes, sauf celle des mœurs et de la vie. De quelque chose qu’on s’enquis à lui, il ramenait en premier lieu toujours l’enquérant à rendre compte des conditions de sa vie, présente et passée, lesquelles il examinait et jugeait : estimant tout autre apprentissage subsecutif à celui-la et supernumeraire.

Parum mihi placeant eæ litteræ quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plupart des arts ont été ainsi mesprisés par le même savoir. Mais ils n’ont pas pensé qu’il fût hors de propos, d’exercer leur esprit és choses mêmes, où il n’y avait nulle solidité profitable.

Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l’un, et en certaines choses l’autre.

Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va toujours demandant et esmouvant la dispute, jamais l’arrêtant, jamais satisfaisant : et dit n’avoir autre science, que la science de s’opposer. Homère leur auteur a planté également les fondements à toutes les sectes de philosophie, pour montrer, combien il était indifferent par où nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diverses, dit-on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante, et rien asseverante, si la sienne ne l’est. Socrates disait, que les sages femmes en prenant ce métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d’engendrer elles. Que lui par le titre de sage homme, que les Dieux lui avoyent deferé, s’était aussi desfaict en son amour virile et mentale, de la faculté d’enfanter : se contentant d’aider et favorir de son secours les engendrants : ouvrir leur nature ; graisser leurs conduits : faciliter l’yssue de leur enfantement : juger d’icelui : le baptizer : le nourrir : le fortifier : l’emmaillotter, et circoncir : exerçant et maniant son engin, aux périls et fortunes d’autrui.

Il est ainsi de la plupart des auteurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des escripts d’Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et autres. Ils ont une forme d’écrire douteuse en substance et en dessein, enquérant plutôt qu’instruisant : encore qu’ils entresement leur style de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien en Sénèque et en Plutarque ? combien disent ils tantôt d’un visage, tantôt d’un autre, pour ceux qui y regardent de prés ? Et les reconciliateurs des Jurisconsultes devoyent premièrement les concilier chacun à soi.

Platon me semble avoir aimé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies.

Diversement traiter les matières, est aussi bien les traiter, que conformément, et mieux : à savoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrêts font le point extrême du parler dogmatiste et resolutif : Si est ce que ceux que nos parlements présentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en lui la reverence qu’il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exerçent, prennent leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations, que la matière du droit souffre.

Et le plus large champ aux reprehensions des uns philosophes à l’encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez, en quoi chacun d’eux se trouve empestré : ou par dessein, pour montrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matière, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incomprehensibilité de toute matière.

Que signifie ce refrein ? en un lieu glissant et coulant suspendons notre créance : car, comme dit Eurypides,

Les œuvres de Dieu en diverses
Façons, nous donnent des traverses.
Semblable à celui qu’Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur, et forcé de la vérité. Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions établir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, Et incertæ adinventiones nostræ, Et providentiæ. Il ne faut pas trouver étrange, si gens desesperez de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse, l’étude étant de soi une occupation plaisante : et si plaisante, que parmi les voluptés, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l’intemperance à trop savoir.

Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentaient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d’où leur venait cette douceur inusitee, et pour s’en éclaircir, s’allait lever de table, pour voir l’assiette du lieu où ces figues avoyent été cueillies : sa chambrière, ayant entendu la cause de ce remuëment, lui dit en riant, qu’il ne se penast plus pour cela, car c’était qu’elle les avait mises en un vaisseau, où il y avait eu du miel. Il se despita, de quoi elle lui avait ôté l’occasion de cette recherche, et dérobé matière à sa curiosité. Va, lui dit-il, tu m’as fait déplaisir, je ne lairray pourtant d’en chercher la cause, comme si elle était naturelle. Et volontiers n’eût failli de trouver quelque raison vraie, à un effet faux et supposé. Cette histoire d’un fameux et grand Philosophe, nous représente bien clairement cette passion studieuse, qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l’acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu’un, qui ne voulait pas être éclairci de ce, de quoi il était en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l’autre, qui ne voulait pas que son médecin lui ôtât l’altération de la fièvre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere, quam nihil.

Tout ainsi qu’en toute pâture il y a le plaisir souvent seul, et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas toujours nutritif, ou sain : Pareillement ce que notre esprit tire de la science, ne laisse pas d’être voluptueux, encore qu’il ne soit ni alimentant ni salutaire.

Voici comme ils disent : La considération de la nature est une pâture propre à nos esprits, elle nous élève et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des supérieures et célestes : la recherche même des choses occultes et grandes est tresplaisante, voire à celui qui n’en acquiert que la reverence, et crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité, se voit plus expressément encore en cet autre exemple, qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaittoit et priait les Dieux, qu’il pût une fois voir le soleil de près, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, à peine d’en être brûlé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquérir une science, de laquelle l’usage et possession lui soit quand et quand ostée. Et pour cette soudaine et volage connaissance, perdre toutes autres cognoissances qu’il a, et qu’il peut acquérir par après.

Je ne me persuade pas aisément, qu’Epicurus, Platon, et Pythagoras nous aient donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi, de chose si incertaine, et si debattable : Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumière : et ont promené leur âme à des inventions, qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourvu que toute fausse, elle se pût maintenir contre les oppositions contraires : Unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. Un ancien, à qui on reprochait, qu’il faisait profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenait pas grand compte, répondit que cela, c’était vraiment philosopher. Ils ont voulu considérer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont écrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions : et a été raisonnable pour cette considération, que les communes opinions, ils n’aient voulu les éplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obéissance des lois et coutumes de leur pays.

Platon traite ce mystère d’un jeu assez découvert. Car où il écrit selon soi, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant : et si y mêle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soi-même : Sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et énormes.

Et pourtant en ses lois, il a grand soin, qu’on ne chante en publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : étant si facile d’imprimer touts fantosmes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne les paître plutôt de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout destrousseement en sa République, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivi la vérité, les autres l’utilité, par où celles ci ont gagné crédit. C’est la misère de notre condition, que souvent ce qui se présente à notre imagination pour le plus vrai, ne s’y présente pas pour le plus utile à notre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loi civile, au bout du compte.

Il y a d’autres sujets qu’ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d’y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n’ayant rien trouvé de si caché, de quoi ils n’aient voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures faibles et foles : non qu’ils les prinssent eux mêmes pour fondement, ne pour établir quelque vérité, mais pour l’exercice de leur étude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse.

Et si on ne le prenait ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, variété, et vanité d’opinions, que nous voyons avoir été produites par ces âmes excellentes et admirables ? Car pour exemple, qu’est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures : le régler, et le monde, à notre capacité et à nos lois ? et nous servir aux dépens de la divinité, de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plu départir à notre naturelle condition ? et par ce que nous ne pouvons étendre notre vue jusques en son glorieux siège, l’avoir ramené ça bas à notre corruption et à nos misères ?

De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vrai-semblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l’honneur et la reverence, que les humains lui rendaient sous quelque visage, sous quelque nom et en quelque manière que ce fût.

Jupiter omnipotens rerum, regúmque, Deumque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zèle universellement a été vu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruit de leur dévotion : Les hommes, les actions impies, ont eu par tout les événements sortables. Les histoires payennes reconnaissent de la dignité, ordre, justice, et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa miséricorde daignant à l’aventure fomenter par ces bénéfices temporels, les tendres principes d’une telle quelle brute connaissance, que la raison naturelle leur donnait de lui, au travers des fausses images de leurs songes : Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses, sont celles que l’homme a forgé de son invention.

Et de toutes les religions, que Saint Paul trouva en crédit à Athènes, celle qu’ils avoyent dediée à une divinité cachée et incognue, lui sembla la plus excusable.

Pythagoras adombra la vérité de plus près : jugeant que la connaissance de cette cause première, et être des êtres, devait être indefinie, sans prescription, sans déclaration : Que ce n’était autre chose, que l’extrême effort de notre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l’idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce projet la dévotion de son peuple : l’attacher à une religion purement mentale, sans objet prefix, et sans mélange matériel : il entreprint chose de nul usage : L’esprit humain ne se saurait maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les lui faut compiler à certaine image à son modèle. La majesté divine s’est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels et célestes, ont des signes de notre terrestre condition : Son adoration s’exprime par offices et paroles sensibles : car c’est l’homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s’emploient à ce sujet. Mais à peine me ferait on accroire, que la vue de nos crucifix, et peinture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements ceremonieux de nos Églises, que les voix accommodées à la dévotion de notre pensée, et cette esmotion des sens n’eschauffent l’âme des peuples, d’une passion religieuse, de très-utile effet.

De celles auxquelles on a donné corps comme la nécessité l’a requis, parmi cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoraient le Soleil,

la lumière commune,
L’œil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faits des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous fait les saisons,
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l’univers de ses vertus cognues :
Qui d’un trait de ses yeux nous dissipe les nues :
L’esprit, l’âme du monde, ardent et flamboyant,
En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d’immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessous lui tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, Et sans séjour,
Fils aîné de nature, et le père du jour.
D’autant qu’outre cette sienne grandeur et beauté, c’est la pièce de cette machine, que nous descouvrons la plus éloignée de nous : et par ce moyen si peu cognuë, qu’ils étaient pardonnables, d’en entrer en admiration et reverence.

Thales, qui le premier s’enquesta de telle matière, estima Dieu un esprit, qui fit d’eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux étaient mourants et naissants à diverses saisons : et que c’étaient des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l’air était Dieu, qu’il était produit et immense, toujours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description et manière de toutes choses, être conduitte par la force et raison d’un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à l’âme. Pythagoras a fait Dieu, un esprit espandu par la nature de toutes choses, d’où nos âmes sont déprinses. Parmenides, un cercle entournant le ciel, et maintenant le monde par l’ardeur de la lumière. Empedocles disait être des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n’avoir rien que dire, s’ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantôt que les images et leurs circuitions sont Dieux : tantôt cette nature, qui eslance ces images : et puis, notre science et intelligence. Platon dissipe sa créance à divers visages. Il dit au Timée, le père du monde ne se pouvoir nommer. Aux lois, qu’il ne se faut enquérir de son être. Et ailleurs en ces mêmes livres il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos âmes Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont été receuz par l’ancienne institution en chasque république. Xénophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantôt qu’il ne se faut enquérir de la forme de Dieu : et puis il lui fait établir que le Soleil est Dieu, et l’âme Dieu : Qu’il n’y en a qu’un, et puis qu’il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu’elle est animale. Aristote, à cette heure, que c’est l’esprit, à cette heure le monde : à cette heure il donne un autre maître à ce monde, et à cette heure fait Dieu l’ardeur du ciel. Zenocrates en fait huit. Les cinq nommez entre les Planètes, le sixième composé de toutes les étoiles fixes, comme de ses membres : le septième et huictiesme, le Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses avis, et en fin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant de forme à autre, et puis dit que c’est le ciel et la terre. Theophraste se promène de pareille irresolution entre toutes ses fantasies : attribuant l’intendance du monde tantôt à l’entendement, tantôt au ciel, tantôt aux étoiles. Strato, que c’est nature ayant la force d’engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment. Zeno, la loi naturelle, commandant le bien et prohibant le mal : laquelle loi est un animant : et ôte les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c’est l’âge Xenophanes fait Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n’ayant rien de commun avec l’humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s’il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantôt la raison, tantôt le monde, tantôt l’âme de nature, tantôt la chaleur supreme entourant et envelopant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu’on a surnommé Dieux, ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l’humaine vie, et les choses mêmes profitables. Chrysippus faisait un amas confus de toutes les précédentes sentences, et compte entre mille formes de Dieux qu’il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu’il y eût des Dieux. Epicurus fait les Dieux luisants, transparents, et perflabes, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revêtus d’une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.

Ego Deúm genus esse semper duxi, Et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.
Fiez vous à votre Philosophie : vantez vous d’avoir trouvé la feve au gâteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gagné sur moi, que les diverses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent pas tant, comme elles m’instruisent ; ne m’enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conferant. Et tout autre choix que celui qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce sujet, que les écoles : par où nous pouvons apprendre, que la fortune même n’est pas plus diverse et variable, que notre raison, ni plus aveugle et inconsiderée.

Les choses les plus ignorées sont plus propres à être deifiées : Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté, cela surpasse l’extrême faiblesse de discours. J’eusse encore plutôt suyvy ceux qui adoraient le serpent, le chien et le bœuf : d’autant que leur nature et leur être nous est moins connu ; et avons plus de loi d’imaginer ce qu’il nous plaît de ces bêtes-là, et leur attribuer des facultés extraordinaires. Mais d’avoir fait des Dieux de notre condition, de laquelle nous devons connaître l’imperfection, leur avoir attribué le désir, la colère, les vengeances, les mariages, les generations, et les parenteles, l’amour, et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts et sépulture, il faut que cela soit parti d’une merveilleuse ivresse de l’entendement humain.

Quæ procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deûm numéro quæ sint indigna videri.
Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d’avoir attribué la divinité non seulement à la foi, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté, victoire, piété : mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misère : à la peur, à la fièvre, et à la male fortune, et autres injures de notre vie, frêle et caduque.

Quid juvat hoc, templis nostros inducere mores ? O curvæ in terris animæ Et coelestium inanes !

Les Ægyptiens d’une impudente prudence, defendoyent sur peine de la hart, que nul eût à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent autres fois été hommes : et nul n’ignorait, qu’ils ne l’eussent été. Et leur effigie représentée le doigt sur la bouche, signifiait, dit Varro, cette ordonnance mystérieuse à leurs prêtres, de taire leur origine mortelle, comme par raison nécessaire anullant toute leur veneration.

Puis que l’homme désirait tant de s’apparier à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicero, de ramener à soi les conditions divines, et les attirer çà bas, que d’envoyer là haut sa corruption et sa misère : mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs façons, et l’un, et l’autre, de pareille vanité d’opinion.

Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux, et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance, je ne puis pas croire qu’ils parlent à certes. Quand Platon nous dechiffre le verger de Pluton, et les commodités ou peines corporelles, qui nous attendent encore après la ruine et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous avons en cette vie :

Secreti celant calles, et myrtea circùm Sylva tegit, curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garses d’excellente beauté, de vins, et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. Si sont aucuns des nôtres tombez en pareil erreur, se promettants après la résurrection une vie terrestre et temporelle, accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commodités mondaines. Croyons nous que Platon, lui qui a eu ses conceptions si célestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom lui en est demeuré, ait estimé que l’homme, cette pauvre créature, eût rien en lui d’applicable à cette incompréhensible puissance ? et qu’il ait crû que nos prises languissantes fussent capables, ni la force de notre sens assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine éternelle ? Il faudrait lui dire de la part de la raison humaine :

Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que j’ai senti çà bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature, seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu’elle peut : cela, ce ne serait encore rien : S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin : si cela n’est autre, que ce qui peut appartenir à cette notre condition présente, il ne peut être mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnaissance de nos parents, de nos enfants, et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouïller en l’autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : Pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, et parfaictement autres, que celles de notre misérable expérience. OEuil ne saurait voir, dit Saint Paul : et ne peut monter en cœur d’homme, l’heur que Dieu prépare aux siens. Et si pour nous en rendre capables, on reforme et rechange notre être (comme tu dis Platon par tes purifications) ce doit être d’un si extrême changement et si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous :

Hector erat tunc cum bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo.
ce sera quelque autre chose qui recevra ces récompenses.

quod mutatur, dissolvitur, interit ergo :
Trajiciuntur enim partes atque ordine migrant.
Car en la Metempsycose de Pythagoras, et changement d’habitation qu’il imaginait aux âmes, pensons nous que le lyon, dans lequel est l’âme de César, espouse les passions, qui touchaient César, ni que ce soit lui ? Si c’était encore lui, ceux là auroyent raison, qui combattants cette opinion contre Platon, lui reprochent que le fils se pourrait trouver à chevaucher sa mère, revestuë d’un corps de mule, et semblables absurdités. Et pensons nous qu’és mutations qui se font des corps des animaux en autres de mêmes espèce, les nouveaux venus ne soient autres que leurs prédécesseurs ? Des cendres d’un Phoenix s’engendre, dit-on, un ver, et puis un autre Phoenix : ce second Phoenix, qui peut imaginer, qu’il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font notre soie, on les voit comme mourir et assecher, et de ce même corps se produire un papillon, et de là un autre ver, qu’il serait ridicule estimer être encore le premier. Ce qui a cessé une fois d’être, n’est plus :

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quodque factum,
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.
Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de l’homme, à qui il touchera de jouir des récompenses de l’autre vie, tu nous dis chose d’aussi peu d’apparence.

Scilicet avolsis radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.
Car à ce compte ce ne sera plus l’homme, ni nous par conséquent, à qui touchera cette jouissance : Car nous sommes bâtis de deux pièces principales essentielles, desquelles la séparation, c’est la mort et ruine de notre être.

Inter enim jacta est vitai pausa, vagéque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.
Nous ne disons pas que l’homme souffre, quand les vers lui rongent ses membres, de quoi il vivait, et que la terre les consomme :

Et nihil hoc ad nos, qui coitu conjugióque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti.
D’avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnaître et récompenser à l’homme après sa mort ses actions bonnes et vertueuses : puis que ce sont eux mêmes, qui les ont acheminées et produites en lui ? Et pourquoi s’offensent ils et vengent sur lui les vitieuses, puis qu’ils l’ont eux-mêmes produict en cette condition fautive, et que d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empêcher de faillir ? Epicurus opposerait-il pas cela à Platon, avec grand’ apparence de l’humaine raison, s’il ne se couvrait souvent par cette sentence, Qu’il est impossible d’établir quelque chose de certain, de l’immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais spécialement quand elle se mêle des choses divines. Qui le sent plus evidemment que nous ? Car encore que nous lui ayons donné des principes certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas par la sainte lampe de la vérité, qu’il a plu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement, pour peu qu’elle se démente du sentier ordinaire, et qu’elle se détourne ou escarte de la voie tracée et battuë par l’Église, comme tout aussitôt elle se perd, s’embarrasse et s’entrave, tournoyant et flottant dans cette mer vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussitôt qu’elle pert ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses.

L’homme ne peut être que ce qu’il est, ni imaginer que selon sa portée : C’est plus grande présomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes, d’entreprendre de parler et discourir des dieux, et des demi-dieux, que ce n’est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque légère conjecture, les effets d’un art qui est hors de sa connaissance. L’ancienneté pensa, ce crois-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l’apparier à l’homme, la vestir de ses facultés, et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses nécessités : lui offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr : de nos vêtements à se couvrir, et maisons à loger, la caressant par l’odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et pour l’accommoder à nos vicieuses passions, flatant sa justice d’une inhumaine vengeance : l’esjouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle creées et conservées : Comme Tiberius Sempronius, qui fit brûler pour sacrifice à Vulcan, les riches despouïlles et armes qu’il avait gagné sur les ennemis en la Sardeigne : Et Paul Æmyle, celles de Macedoine, à Mars et à Minerve. Et Alexandre, arrivé à l’Océan indigné, jeta en mer en faveur de Thétis, plusieurs grands vases d’or : Remplissant en outre ses autels d’une boucherie non de bêtes innocentes seulement, mais d’hommes aussi : ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nôtre, avoyent en usage ordinaire : Et crois qu’il n’en est aucune exempte d’en avoir fait essai.

Sulmone creatos
Quattuor hic juvenes totidem, quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.
Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n’est que s’acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent vers lui quelqu’un d’entre eux, pour le requerir des choses nécessaires. Ce député est choisi au sort : Et la forme de le dépêcher après l’avoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui l’assistent, trois tiennent debout autant de javelines, sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S’il vient à s’enferrer en lieu mortel, et qu’il trépasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine : s’il en échappe, ils l’estiment méchant et exécrable, et en députent encore un autre de mêmes.

Amestris mère de Xerxes, devenue vieille, fit pour une fois ensevelir touts vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain.

Encore aujourd’hui les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des petis enfants : et n’aiment sacrifice que de ces pueriles et pures âmes : justice affamée du sang de l’innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum.
Les Carthaginois immoloient leurs propres enfants à Saturne : et qui n’en avait point, en achetait, étant cependant le père et la mère tenus d’assister à cet office, avec contenance gaye et contente. C’était une étrange fantaisie, de vouloir payer la bonté divine, de notre affliction : Comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane, par bourrellement des jeunes garçons, qu’ils faisaient fouëter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C’était une humeur farouche, de vouloir gratifier l’architecte de la subversion de son bâtiment : Et de vouloir garantir la peine due aux coulpables, par la punition des non coulpables : et que la pauvre Iphigenia au port d’Aulide, par sa mort et par son immolation deschargeast envers Dieu l’armée des Grecs des offenses qu’ils avoyent commises :

Et casta incette nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu moesta parentis.
Et ces deux belles et généreuses âmes des deux Decius, père et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s’allassent jeter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis.

Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, ut placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent ? Joint que ce n’est pas au criminel de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure : c’est au juge, qui ne met en compte de châtiment, que la peine qu’il ordonne : et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le souffre. La vengeance Divine presuppose notre dissentiment entier, pour sa justice, et pour notre peine.

Et fut ridicule l’humeur de Polycrates tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son continuel bonheur, et le compenser, alla jeter en mer le plus cher et précieux joyau qu’il eût, estimant que par ce malheur aposté, il satisfaisait à la révolution et vicissitude de la fortune. Et elle pour se moquer de son ineptie, fit que ce même joyau revinst encore en ses mains, trouvé au ventre d’un poisson. Et puis à quel usage, les deschirements et desmembrements des Corybantes, des Ménades, et en nos temps des Mahométans, qui s’esbalaffrent le visage, l’estomac, les membres, pour gratifier leur prophète : vu que l’offense consiste en la volonté, non en la poitrine, aux yeux, aux genitoires, en l’embonpoinct, aux épaules, et au gosier ? Tantus est perturbatæ mentis Et sedibus suis pulsæ furor, ut sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem sæviunt.

Cette contexture naturelle regarde par son usage, non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes : c’est injustice de l’affoler à notre escient, comme de nous tuer pour quelque prétexte que ce soit. Ce semble être grand lâcheté et trahison, de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves, pour épargner à l’âme, la solicitude de les conduire selon raison.

Ubi iratos Deos timent, qui sic propitios habere merentur. In regiæ libidinis voluptatem castrati sunt quidam ; sed nemo sibi, ne vir esset, jubente Domino, manus intulit.

Ainsi remplissoyent ils leur religion de plusieurs mauvais effets.

sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.
Or rien du notre ne se peut apparier ou raporter en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance, et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extrême intérêt et déchet de sa divine grandeur ?

Infirmum Dei fortius est hominibus : et stultum Dei sapientius est hominibus.
Stilpon le philosophe interrogé si les Dieux s’esjouïssent de nos honneurs et sacrifices : Vous êtes indiscret, répondit il : retirons nous à part, si vous voulez parler de cela.

Toutefois nous lui prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiégée par nos raisons (j’appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit, le fol même et le méchant, forcener par raison : mais que c’est une raison de particulière forme) nous le voulons asservir aux apparences vaines et faibles de notre entendement, lui qui a fait et nous et notre connaissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aura su bâtir le monde sans matière. Quoi, Dieu nous a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance ? S’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de notre science ? Mets le cas, ô homme, que tu aies peu remarquer ici quelques traces de ses effets : penses-tu qu’il y ait employé tout ce qu’il a peu, et qu’il ait mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que l’ordre et la police de ce petit caveau ou tu és logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une juridiction infinie au delà : cette pièce n’est rien au prix du tout :

omnia cùm coelo terráque marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.
C’est une loi municipale que tu allègues, tu ne sçays pas quelle est l’universelle. Attache toi à ce à quoi tu és sujet, mais non pas lui : il n’est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compagnon : S’il s’est aucunement communiqué à toi, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nues, c’est pour toi : le Soleil bransle sans séjour sa course ordinaire : les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre : l’eau est instable et sans fermeté : un mur est sans froissure impenetrable à un corps solide ; l’homme ne peut conserver sa vie dans les flammes : il ne peut être et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C’est pour toi qu’il a fait ces règles : c’est toi qu’elles attaquent. Il a témoigné aux Chrétiens qu’il les a toutes franchies quand il lui a plu. De vrai pourquoi tout puissant, comme il est, aurait il restreint ses forces à certaine mesure ? en faveur de qui aurait il renoncé son privilège ? Ta raison n’a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement, qu’en ce qu’elle te persuade la pluralité des mondes,

Terrámque et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numéro magis innumerali.
Les plus fameux esprits du temps passé, l’ont crue ; et aucuns des nôtres mêmes, forcez par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bâtiment, que nous voyons, il n’y a rien seul et un,

cum in summa res nulla sit una,
Unica quæ gignatur, et unica soláque crescat :
et que toutes les espèces sont multipliées en quelque nombre : Par où il semble n’être pas vraisemblable, que Dieu ait fait ce seul ouvrage sans compagnon : et que la matière de cette forme ait été toute espuisée en ce seul individu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet æther.
Notamment si c’est un animant, comme ses mouvements le rendent si croyable, que Platon l’assure, et plusieurs des nôtres ou le confirment, ou ne l’osent infirmer : Non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les étoiles, et autres membres du monde, sont créatures composées de corps et âme : mortelles, en considération de leur composition : mais immortelles par la determination du créateur. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que savons nous si les principes et les règles de celui-ci touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’aventure autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie différence et variété, pour la seule distance des lieux. Ni le blé ni le vin se voit, ni aucun de nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos pères ont découvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n’avait connaissance ni de Bacchus, ni de Cérès. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des espèces d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nôtre.

Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans tête, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pattes : où ils n’ont qu’un œil au front, et la tête plus semblable à celle d’un chien qu’à la nôtre : où ils sont moitié poisson par embas, et vivent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en vivent que huit : où ils ont la tête si dure et la peau du front, que le fer n’y peut mordre, et rebouche contre : où les hommes sont sans barbe : des nations, sans usage de feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire.

Quoi ceux qui naturellement se changent en loups, en juments, et puis encore en hommes ? Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, qu’en quelque endroit des Indes, il y aie des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulces ? Il n’est plus risible, ni à l’aventure capable de raison et de société : L’ordonnance et la cause de notre bâtiment interne, seraient pour la plupart hors de propos.

Davantage, combien y a il de choses en notre connaissance, qui combattent ces belles règles que nous avons taillées et prescriptes à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu même ! Combien de choses appelons nous miraculeuses, et contre nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de propriétés occultes et de quint’essences ? car aller selon nature pour nous, ce n’est qu’aller selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce qui est au-delà, est monstrueux et desordonné. Or à ce compte, aux plus advisez et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux là, l’humaine raison a persuadé, qu’elle n’avait ni pied, ni fondement quelconque : non pas seulement pour assurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disait noire : S’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose : s’il y a science, ou ignorance : ce que Metrodorus Chius niait l’homme pouvoir dire. Ou si nous vivons ; comme Eurypides est en doubte, si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est ce que nous appelons mort, qui soit vie :

Τὶς δ οἰδεν ει ζῆν τοῦθ’ ὁ κέκληται θανεῖν,
Τὸ ζῆν οε θνέοκειν ἔοτι ;
Et non sans apparence. Car pourquoi prenons nous titre d’être, de cet instant, qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuit éternelle, et une interruption si briefve de notre perpétuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ni ce mouvement sphærique ne lui peut servir, ni le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ni generation ni corruption en nature.

Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut également disputer : et de cela même, si on peut également disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en général. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un même n’est pas : Et qu’il n’y a rien.

Si un était, il serait ou en un autre, ou en soi-même. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soi-même, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Il m’a toujours semblé qu’à un homme Chrétien cette sorte de parler est pleine d’indiscrétion et d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudrait représenter plus reveremment et plus religieusement.

Notre parler a ses faiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mêmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il fait beau temps, et que vous dissiez vérité, il fait donc beau temps. Voila pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vrai, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-ci, sont pareilles à l’autre, toutefois nous voila embourbez. Je vois les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler : car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer, qu’aumoins assurent et savent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine, sans laquelle leur humeur serait inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle-même quant et quant le reste : ni plus ni moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle mêmes.

Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation : Que sais-je ? comme je la porte à la devise d’une balance.

Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. Aux disputes qui sont à présent en notre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en fait son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non légère consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudrait, qui est la plus grande faveur que nous ayons en notre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ni revivre les trespassez, ni que celui qui a vécu n’ait point vécu, celui qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette société de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisants, il ne peut faire que deux fois dix ne soient vingt. Voila ce qu’il dit, et qu’un Chrétien devrait éviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.
Quand nous disons que l’infinité des siècles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont même chose avecques son essence ; notre parole le dit, mais notre intelligence ne l’appréhende point. Et toutefois notre outrecuidance veut faire passer la divinité par notre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si éloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.

Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce qu’il tient l’être véritablement bon et heureux, n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage et similitude ? Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu’aucuns du surnom de Chrétiens ne le façent pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l’ont asservy à la nécessité. Cette fierté de vouloir découvrir Dieu par nos yeux, a fait qu’un grand personnage des nôtres a attribué à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours, d’attribuer à Dieu, les événements d’importance, d’une particulière assignation : Par ce qu’ils nous poisent, il semble qu’ils lui poisent aussi, et qu’il y regarde plus enntier et plus attentif, qu’aux événements qui nous sont légers, ou d’une suite ordinaire. Magna dii curant, parva negligunt. Écoutez son exemple : il vous esclaircira de sa raison : Nec in regnis quidem reges omnia minima curant.

Comme si à ce Roi là, c’était plus et moins de remuer un Empire, ou la feuille d’un arbre : et si sa providence s’exerçait autrement, inclinant l’evenement d’une battaille, que le sault d’une puce. La main de son gouvernement, se prête à toutes choses de pareille teneur, même force, et même ordre : notre intérêt n’y apporte rien : nos mouvements et nos mesures ne le touchent pas.

Dus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in parvis. Notre arrogance nous remet toujours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que nos occupations nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute immunité d’offices, comme sont leurs Prêtres. Il fait produire et maintenir toutes choses à nature : et de ses poids et mouvements construit les parties du monde : déchargeant l’humaine nature de la crainte des jugements divins. Quod beatum æternúmque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu’en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclut un pareil nombre d’immortels : les choses infinies, qui tuent et ruinent, en presupposent autant qui conservent et profittent. Comme les âmes des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l’autre sent, et jugent nos pensées : ainsi les âmes des hommes, quand elles sont libres et déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque ravissement, devinent, prognostiquent, et voient choses, qu’elles ne sçauroyent voir meslées aux corps.

Les hommes, dit Saint Paul, sont devenus fols cuidans être sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible, en l’image de l’homme corruptible.

Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Après la grande et superbe pompe de l’enterrement, comme le feu venait à prendre au haut de la pyramide, et saisir le lit du trépassé, ils laissaient en même temps échapper un aigle, lequel s’en volant à mont, signifiait que l’âme s’en allait en Paradis. Nous avons mille medailles, et notamment de cette honnête femme de Faustine, où cet aigle est représenté, emportant à la chevremorte vers le ciel ces âmes deifiées. C’est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries et inventions,

Quod finxere timent ;
comme les enfants qui s’effrayent de ce même visage qu’ils ont barbouillé et noirci à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit homine, cui sua figmenta dominantur. C’est bien loin d’honorer celui qui nous a faits, que d’honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, servis avec autant de religion et créance de miracles. Les Thasiens en récompense des biens-faits qu’ils avoyent receuz d’Agesilaus, lui virent dire qu’ils l’avoyent canonisé : Votre nation, leur dit-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon lui semble ? Faites en pour voir l’un d’entre vous, et puis quand j’aurai vu comme il s’en sera trouvé, je vous dirai grandmercy de votre offre.

L’homme est bien insensé : Il ne saurait forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines.

Oyez Trismégiste louant notre suffisance : De toutes les choses admirables a surmonté l’admiration, que l’homme ait peu trouver la divine nature, et la faire.

Voici des arguments de l’école même de la philosophie.

Nosse cui Divos et cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.
Si Dieu est, il est animal, s’il est animal, il a sens, et s’il a sens, il est sujet à corruption. S’il est sans corps, il est sans âme, et par conséquent sans action : et s’il a corps, il est périssable. Voila pas triomphé ?

Nous sommes incapables d’avoir fait le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce serait une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaite chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c’est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sachiez qui en est le maître ; si ne direz vous pas qu’elle soit faite pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais céleste, n’avons nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maître plus grand que nous ne sommes ? Le plus haut est-il pas toujours le plus digne ? Et nous sommes placez au plus bas. Rien sans âme et sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit : Il a donc âme et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourni de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C’est belle chose que d’avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoin de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L’offenser, et l’être offensé sont également témoignages d’imbécillité : C’est donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l’homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, et l’humaine sagesse n’ont autre distinction, sinon que celle-la est éternelle. Or la durée n’est aucune accession à la sagesse : Parquoy nous voila compagnons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité, et la justice : ces qualités sont donc en lui. Somme le bâtiment et le desbastiment, les conditions de la divinité, se forgent par l’homme selon la relation à soi. Quel patron et quel modèle ! Estirons, eslevons, et grossissons les qualités humaines tant qu’il nous plaira. Enfle toi pauvre homme, et encore, et encore, et encore,

non si te ruperis, inquit.
Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant. Es choses naturelles les effets ne rapportent qu’à demi leurs causes. Quoi cette-ci ? elle est au-dessus de l’ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop éloignée, et trop maîtresse, pour souffrir que nos conclusions l’attachent et la garottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette routte est trop basse. Nous ne sommes non plus près du ciel sur le mont Senis, qu’au fond de la mer : consultez en pour voir avec votre astrolabe. Ils ramènent Dieu jusques à l’accointance charnelle des femmes, à combien de fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande réputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis, se trouve entre les bras d’un sien amoureux, par le macquerellage des Prêtres de ce temple.

Varro le plus subtil et le plus savant auteur Latin, en ses livres de la Théologie, écrit, que le secrestin de Hercules, jectant au sort d’une main pour soi, de l’autre, pour Hercules, joüa contre lui un souper et une garse : s’il gagnait, aux dépens des offrandes : s’il perdait, aux siens. Il perdit, paya son souper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui vit de nuit ce Dieu entre ses bras, lui disant au surplus, que le lendemain, le premier qu’elle rencontrerait, la payerait celestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez lui, et avec le temps la laissa héritière. Elle à son tour, espérant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa héritier le peuple Romain : Pourquoi on lui attribua des honneurs divins.

Comme s’il ne suffisait pas, que par double estoc Platon fût originellement descendu des Dieux, et avoir pour auteur commun de sa race, Neptune : il était tenu pour certain à Athènes, qu’Ariston ayant voulu jouir de la belle Perictyone, n’avait su. Et fut averti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu’elle fût accouchée. C’étaient le père et mère de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?

En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assez de Merlins : assavoir enfants sans père, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles : et portent un nom, qui le signifie en leur langue.

Il nous faut noter, qu’à chasque chose, il n’est rien plus cher, et plus estimable que son être (Le Lyon, l’aigle, le daulphin, ne prisent rien au-dessus de leur espèce) et que chacune rapporte les qualités de toutes autres choses à ses propres qualités : Lesquelles nous pouvons bien étendre et raccourcir, mais c’est tout ; car hors de ce rapport, et de ce principe, notre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu’elle sorte de là, et qu’elle passe au delà. D’où naissent ces anciennes conclusions. De toutes les formes, la plus belle est celle de l’homme : Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut être heureux sans vertu : ni la vertu être sans raison : et nulle raison loger ailleurs qu’en l’humaine figure : Dieu est donc revestu de l’humaine figure.

Ita est informatum anticipatum mentibus nostris, ut homini, cum de Deo cogitet, forma occurrat humana.
Pourtant disait plaisamment Xenophanes, que si les animaux se forgent des dieux, comme il est vraisemblable qu’ils facent, ils les forgent certainement de même eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoi ne dira un oyson ainsi : Toutes les pièces de l’univers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer leurs influances : j’ai telle commodité des vents, telle des eaux : Il n’est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi : Je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l’homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moi qu’il fait et semer et moudre : S’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compagnon ; et si fais-je moi les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en dirait une grue ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haute region. Tam blanda conciliatrix, Et tam sui est lena ipsa natura.

Or donc par ce même train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il luict, il tonne pour nous ; et le créateur, et les créatures, tout est pour nous. C’est le but et le point où vise l’université des choses. Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et plus, des affaires célestes : les dieux n’ont agi, n’ont parlé, que pour l’homme : elle ne leur attribue autre consultation, et autre vacation. Les voila contre nous en guerre.

domitósque Herculea manu
Telluris juvenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris.
Les voici partisans de nos troubles, pour nous rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs :

Neptunus muros magnóque emota tridenti
Fundamenta quatit, totámque a sedibus urbem
Eruit : hic Juno Scæas sævissima portas
Prima tenet. es Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos, le jour de leur dévotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l’air par-ci par-là, à tout leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance, et bannissant les dieux étrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées selon notre nécessité. Qui guérit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : adeo minimis etiam rebus prava religio inserit Deos : qui fait naître les raisins, qui les aux : qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise : à chasque race d’artisans, un Dieu : qui a sa province en Orient, et son crédit, qui en Ponant,
hic illius arma
Hic currus fuit.
O Sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines !
Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit.
Junonem Sparte, Pelopeïadésque Micenæ,
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput.
Mars Latio venerandus.
Qui n’a qu’un bourg ou une famille en sa possession : qui loge seul, qui en compagnie, ou volontaire ou nécessaire.

Junctaque sunt magno templa nepotis avo.
Il en est de si chétifs et populaires, (car le nombre s’en monte jusques à trente six mille,) qu’il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de blé, et en prennent leurs noms divers. Trois à une porte : celui de l’ais, celui du gond, celui du seuil. Quatre à un enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son téter. Aucuns certains, aucuns incertains et doubteux. Aucuns, qui n’entrent pas encore en Paradis.

Quos, quoniam cæli nondum dignamur honore,
Quas dedimus certe terras habitare sinamus.
Il en est de physiciens, de poétiques, de civils. Aucuns, moyens entre la divine et humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d’adoration, et diminutif : Infinis en titres et offices : les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels. Car Chrysippus estimait qu’en la dernière conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter. L’homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et lui. Est-il pas son compatriote ?

Jovis incunabula Creten.
Voici l’excuse, que nous donnent, sur la considération de ce sujet, Scevola grand Pontife, et Varron grand Theologien, en leur temps : Qu’il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vraies, et en croie beaucoup de fausses. Cum veritatem, qu’à liberetur, inquirat : credatur ei expedire, quod fallitur.

Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le misérable Phaëthon pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son père, d’une main mortelle. Notre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de même, par sa témérité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matière est le Soleil, que vous respondra elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre étoffe de son usage ? S’enquiert-on à Zenon que c’est que nature ? Un feu, dit-il, artiste, propre à engendrer, procédant règlement. Archimedes maître de cette science qui s’attribue la presseance sur toutes les autres en vérité et certitude : Le Soleil, dit-il, est un Dieu de fer enflammé. Voila pas une belle imagination produicte de l’inevitable nécessité des démonstrations geometriques ? Non pourtant si inevitable et utile, que Socrates n’ait estimé, qu’il suffisait d’en savoir, jusques à pouvoir arpenter la terre qu’on donnait et recevait : et que Polyænus, qui en avait été fameux et illustre docteur, ne les ait prises à mépris, comme pleines de fauceté, et de vanité apparente, après qu’il eut goûté les doux fruits des jardins poltronesques d’Epicurus, Socrates en Xénophon sur ce propos d’Anaxagoras, estimé par l’antiquité entendu au-dessus de touts autres, és choses célestes et divines, dit, qu’il se troubla du cerveau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderément les cognoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu’il faisait le Soleil une pierre ardente, il ne s’advisoit pas, qu’une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu’elle s’y consomme. En ce qu’il faisait un, du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu’il regarde : que nous regardons fixement le feu : que le feu tue les plantes et les herbes. C’est à l’avis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel, que n’en juger point.

Platon ayant à parler des daimons au Timée : C’est entreprise, dit-il, qui surpasse notre portée : il en faut croire ces anciens, qui se sont dits engendrez d’eux. C’est contre raison de refuser foi aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit établi par raisons nécessaires, ni vrai-semblables : puis qu’ils nous répondent, de parler de choses domestiques et familières.

Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la connaissance des choses humaines et naturelles.

N’est-ce pas une ridicule entreprise, à celles auxquelles par notre propre confession notre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, et prestant une forme faulce de notre invention : comme il se voit au mouvement des planètes, auquel d’autant que notre esprit ne peut arriver, ni imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du notre, des ressors matériels, lourds, et corporels :

temo aureus, aurea summæ
Curvatura rotæ, radiorum argenteus ordo.
Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allez dresser là haut des engins à divers mouvements, et ranger les roüages et entrelassemens des corps célestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la nécessité, selon Platon.

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.
Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaît-il un jour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire voir au propre, les moyens et la conduite de ses mouvements, et y préparer nos yeux ? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouverions en notre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droictement en son point : et m’en partiray d’ici plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance.

Ai-je pas vu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poésie ainigmatique ? Comme, peut être, qui dirait, une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d’une infinie variété de faux jours à exercer nos conjectures.

Latent ista omnia crassis occultata Et circumfusa tenebris : ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare possit.
Et certes la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée : D’où tirent ces auteurs anciens toutes leur authoritez, que des poètes ? Et les premiers furent poetes eux mêmes, et la traicterent en leur art. Platon n’est qu’un poete descousu. Toutes les sciences sur-humaines s’accoustrent du style poétique.

Tout ainsi que les femmes emploient des dents d’ivoire, où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vrai teint, en forgent un de quelque matière étrangère : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoinct de coton : et au vu et su d’un chacun s’embellissent d’une beauté fauce et empruntée : ainsi fait la science (et notre droit même a, dit-on, des fictions légitimes sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) elle nous donne en paiement et en presupposition, les choses qu’elle mêmes nous apprend être inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, de quoi l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses étoiles, elle nous les donne, pour le mieux qu’elle ait su inventer en ce sujet : comme aussi au reste, la philosophie nous présente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de l’état de notre corps et de celui des bêtes : Que ce, que nous avons dit, soit vrai, nous en asseurerions, si nous avions sur cela confirmation d’un oracle. Seulement nous asseurons, que c’est le plus vrai-semblablement, que nous ayons su dire.

Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoie ses cordages, ses engins et ses roues : considérons un peu ce qu’elle dit de nous mêmes et de notre contexture. Il n’y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps célestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vraiment ils ont eu par là, raison de l’appeler le petit monde, tant ils ont employé de pièces, et de visages à le maçonner et bâtir. Pour accommoder les mouvements qu’ils voient en l’homme, les diverses functions et facultés que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé notre âme ? en combien de sièges logée ? à combien d’ordres et d’étages ont-ils departy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un sujet qu’ils tiennent et qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa fantaisie ; et si ne le possèdent pas encore. Non seulement en vérité, mais en songe mêmes, ils ne le peuvent régler, qu’il ne s’y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui échappe à leur architecture, toute énorme qu’elle est, et rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les îles écartées, nous leur condonons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque légère : et comme de choses ignorées, nous contentons d’un tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent après le naturel, ou autre sujet, qui nous est familier et connu, nous exigeons d’eux une parfaite et exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les mesprisons, s’ils y faillent.

Je sais bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voûte céleste, et tenir toujours les yeux élevez contre-mont, lui mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’avertir qu’il serait temps d’amuser son pensement aux choses qui étaient dans les nues, quand il aurait pourvu à celles qui étaient à ses pieds. Elle lui conseillait certes bien, de regarder plutôt à soi qu’au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas.
Mais notre condition porte, que la connaissance de ce que nous avons entre mains, est aussi éloignée de nous, et aussi bien au-dessus des nues, que celle des astres : Comme dit Socrates en Platon, qu’à quiconque se mêle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu’il ne voit rien de ce qui est devant lui. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin : ouï et ce qu’il fait lui-même, et ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bêtes, ou hommes.

Ces gens ici, qui trouvent les raisons de Sebonde trop faibles, qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui savent tout :

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, jussæve vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors ;
n’ont ils pas quelquefois sondé parmi leurs livres, les difficultés qui se présentent, à connaître leur être propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu’aucunes parties se branslent d’elles mêmes sans notre congé, et que d’autres nous les agitons par notre ordonnance, que certaine appréhension engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau, l’une nous cause le rire, l’autre le pleurer, telle autre transit et étonne tous nos sens, et arrête le mouvement de nos membres, à tel objet l’estomac se sousleve, à tel autre quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle, face une telle faucée dans un sujet massif, et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a su : Omnia incerta ratione, et in naturæ majestate abdita, dit Pline ; et S. Augustin, Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doubte : car les opinions des hommes, sont reçues à la suite des creances anciennes, par autorité et à crédit, comme si c’était religion et loi. On reçoit comme un jargon ce qui en est communément tenu : on reçoit cette vérité, avec tout son bâtiment et attelage d’arguments et de preuves, comme un corps ferme et solide, qu’on n’ébranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette créance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadeze et en mensonge.

Ce qui fait qu’on ne doubte de guère de choses, c’est que les communes impressions on ne les essaye jamais ; on n’en sonde point le pied, où git la faute et la faiblesse : on ne débat que sur les branches : on ne demande pas si celà est vrai, mais s’il a été ainsi ou ainsi entendu. On ne demande pas si Galen a rien dit qui vaille : mais s’il a dit ainsi, ou autrement. Vraiment c’était bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos creances, s’estendist jusqu’aux écoles et aux arts. Le Dieu de la science scolastique, c’est Aristote : c’est religion de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loi magistrale : qui est à l’aventure autant faulce que une autre. Je ne sais pas pourquoi je n’acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d’Epicurus, ou le plein et le vide de Leucippus et Democritus, ou l’eau de Thales, ou l’infinité de nature d’Anaximander, ou l’air de Diogenes, ou les nombres et symétrie de Pythagoras, ou l’infini de Parmenides, ou l’un de Musæus, ou l’eau et le feu d’Apollodorus, ou les parties similaires d’Anaxagoras, ou la discorde et amitié d’Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion, (de cette confusion infinie d’avis et de sentences, que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance, en tout ce de quoi elle se mêle) que je feroy l’opinion d’Aristote, sur ce sujet des principes des choses naturelles : Lesquels principes il bâtit de trois pièces, matière, forme, et privation. Et qu’est-il plus vain que de faire l’inanité même, cause de la production des choses ? La privation c’est une négative : de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont ? Cela toutefois ne s’oserait ébranler que pour l’exercice de la Logique. On n’y débat rien pour le mettre en doute, mais pour défendre l’auteur de l’école des objections étrangères : son autorité c’est le but, au delà duquel il n’est pas permis de s’enquérir.

Il est bien aisé sur des fondements avouez, de bâtir ce qu’on veut ; car selon la loi et ordonnance de ce commencement, le reste des pièces du bâtiment se conduit aisément, sans se démentir. Par cette voie nous trouvons notre raison bien fondée, et discourons à boule-vue : Car nos maîtres præoccupent et gagnent avant main, autant de lieu en notre créance, qu’il leur en faut pour conclure après ce qu’ils veulent ; à la mode des Geometriens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leurs prestons, leur donnant de quoi nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est crû de ses presuppositions, il est notre maître et notre Dieu : il prendra le plant de ses fondements si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusqu’aux nues. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit être crû en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhetoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le poète, du Musicien les mesures : le Geometrien, de l’Arithmeticien les proportions : les Métaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barrière, en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu’il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.

Or n’y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez : de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu et la fin, ce n’est que songe et fumée. A ceux qui combattent par presupposition, il leur faut presupposer au contraire, le même axiome, de quoi on débat. Car toute presupposition humaine, et toute enunciation, a autant d’autorité que l’autre, si la raison n’en fait la différence. Ainsi il les faut toutes mettre à la balance : et premièrement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la certitude, est un certain témoignage de folie, et d’incertitude extrême. Et n’est point de plus folles gents, ni moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut savoir si le feu est chault, si la neige est blanche, s’il y a rien de dur ou de mol en notre connaissance.

Et quant à ces responses, de quoi il se fait des comtes anciens : comme à celui qui mettait en doubte la chaleur, à qui on dit qu’il se jettast dans le feu : à celui qui niait la froideur de la glace, qu’il s’en mit dans le sein : elles sont très-indignes de la profession philosophique. S’ils nous eussent laissé en notre état naturel, recevans les apparences étrangères selon qu’elles se présentent à nous par nos sens ; et nous eussent laissé aller après nos appétits simples, et réglez par la condition de notre naissance, ils auraient raison de parler ainsi : Mais c’est d’eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde : c’est d’eux que nous tenons cette fantaisie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voûte céleste, qui embrasse tout, qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sait, et connaît.

Cette réponse serait bonne parmi les Canibales, qui jouissent l’heur d’une longue vie, tranquille, et paisible, sans les préceptes d’Aristote, et sans la connaissance du nom de la Physique. Cette réponse vaudrait mieux à l’aventure, et aurait plus de fermeté, que toutes celles qu’ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De cette-ci seraient capables avec nous, tous les animaux, et tout ce, où le commandement est encor pur et simple de la loi naturelle : mais eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu’ils me dient, il est vrai, car vous le voyez et sentez ainsi : il faut qu’ils me dient, si ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effet : et si je le sens, qu’ils me dient après pourquoi je le sens, et comment, et quoi : qu’ils me dient le nom, l’origine, les tenants et aboutissans de la chaleur, du froid ; les qualités de celui qui agit, et de celui qui souffre : ou qu’ils me quittent leur profession, qui est de ne recevoir ni approuver rien, que par la voie de la raison : c’est leur touche à toutes sortes d’Essais. Mais certes c’est une touche pleine de fauceté, d’erreur, de faiblesse, et deffaillance.

Par où la voulons nous mieux éprouver, que par elle-même ? S’il ne la faut croire parlant de soi, à peine sera elle propre à juger des choses étrangères : si elle connaît quelque chose, aumoins sera-ce son être et son domicile. Elle est en l’âme, et partie, ou effet de celle-ci : Car la vraie raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu, c’est là son gîte et sa retraite, c’est de là où elle part, quand il plaît à Dieu nous en faire voir quelque rayon : comme Pallas saillit de la tête de son père, pour se communiquer au monde.

Or voyons ce que l’humaine raison nous a appris de soi et de l’âme : non de l’âme en général, de laquelle quasi toute la Philosophie rend les corps célestes et les premiers corps participants : ni de celle que Thales attribuait aux choses mêmes, qu’on tient inanimées, convié par la considération de l’aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux connaître.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï,
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat, vastásque lacunas,
An pecudes alias divinitus insinuet se.
A Crates et Dicæarchus, qu’il n’y en avait du tout point, mais que le corps s’esbranloit ainsi d’un mouvement naturel : à Platon, que c’était une substance se mouvant de soi-même : à Thales, une nature sans repos : à Asclepiades, une exercitation des sens : à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d’eau : à Parmenides, de terre et de feu : à Empedocles, de sang :

Sanguineam vomit ille animam ;
à Possidonius, Cleanthes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor, et coelestis origo ;
à Hippocrates, un esprit espandu par le corps : à Varro, un air reçu par la bouche, eschauffé au poumon, attrempé au cœur, et espandu par tout le corps : à Zeno, la quint’-essence des quatre éléments : à Heraclides Ponticus, la lumière : à Xenocrates, et aux Ægyptiens, un nombre mobile : aux Chaldées, une vertu sans forme determinée.

habitum quendam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.
N’oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu’il nomme entelechie : d’une autant froide invention que nulle autre : car il ne parle ni de l’essence, ni de l’origine, ni de la nature de l’âme, mais en remerque seulement l’effet. Lactance, Sénèque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c’était chose qu’ils n’entendaient pas. Et après tout ce dénombrement d’opinions : Harum sententiarum quæ verra sit, Dus aliquis viderit, dit Cicero. Je connais par moi, dit S. Bernard, combien Dieu est incompréhensible, puis que les pièces de mon être propre, je ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenait, tout être plein d’âmes et de daimons, maintenait pourtant, qu’on ne pouvait aller tant avant vers la connaissance de l’âme, qu’on y pût arriver, si profonde être son essence.

Il n’y a pas moins de dissension, ni de débat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau : Democritus et Aristote, par tout le corps :

Ut bona sæpe valetudo cum dicitur esse
Corporis, Et non est tamen hæc pars ulla valentis.
Epicurus, en l’estomac :

Hic exultat enim pavor ac metus, hæc loca circùm
Lætitiæ mulcent.
Les Stoïciens, autour et dedans le cœur : Erasistratus, joignant la membrane de l’Epicrane : Empedocles, au sang : comme aussi Moïse, qui fut la cause pourquoi il défendit de manger le sang des bêtes, auquel leur âme est jointe : Galen a pensé que chaque partie du corps ait son âme : Strato l’a logée entre les deux sourcils : Qu’à facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quærendum quidem est : dit Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres : Iroy-je à l’éloquence altérer son parler ? Joint qu’il y a peu d’acquest à dérober la matière de ses inventions. Elles sont et peu fréquentes, et peu raides, et peu ignorées ? Mais la raison pourquoi Chrysippus l’argumente autour du cœur, comme les autres de sa secte, n’est pas pour être oubliée : C’est par ce, dit-il, que quand nous voulons assurer quelque chose, nous mettons la main sur l’estomac : et quand nous voulons prononcer, ἔγο, qui signifie moi, nous baissons vers l’estomac la machouëre d’embas. Ce lieu ne se doit passer, sans remerquer la vanité d’un si grand personnage : Car outre ce que ces considérations sont d’elles mêmes infiniment légères, la dernière ne preuve qu’aux Grecs, qu’ils aient l’âme en cet endroit là. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois.

Que craignons nous à dire ? Voila les Stoïciens pères de l’humaine prudence, qui trouvent, que l’âme d’un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne longtemps à sortir, ne se pouvant desmesler de la charge, comme une sourix prinse à la trapelle.

Aucuns tiennent, que le monde fut fait pour donner corps par punition, aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoi ils avoyent été creés : la première creation n’ayant été qu’incorporelle : Et que selon qu’ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement. De là vient la variété de tant de matière creée. Mais l’esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devait avoir une mesure d’altération bien rare et particulière. Les extrémités de notre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit Plutarque de la tête des histoires, qu’à la mode des chartes, l’orée des terres cognuës est saisie de marests, forêts profondes, déserts et lieux inhabitables. Voila pourquoi les plus grossières et pueriles ravasseries, se trouvent plus en ceux qui traitent les choses plus hautes, et plus avant : s’abysmants en leur curiosité et présomption. La fin et le commencement de science, se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l’essor à Platon en ses nuages poétiques : Voyez chez lui le jargon des Dieux. Mais à quoi songeait-il, quand il définit l’homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avoyent envie de se moquer de lui, une plaisante occasion ? car ayant plumé un chapon vif, ils allaient le nommant, l’homme de Platon.

Et quoi les Épicuriens, de qu’elle simplicité étaient ils allez premièrement imaginer, que leurs atomes, qu’ils disoyent être des corps ayants quelque pesanteur, et un mouvement naturel contre bas, eussent bâti le monde : jusques à ce qu’ils fussent avisez par leurs adversaires, que par cette description, il n’était pas possible qu’ils se joignissent et se prinsent l’un à l’autre, leur chute étant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes parallèles ? Parquoy il fut force, qu’ils y adjoustassent depuis un mouvement de côté, fortuite : et qu’ils fournissent encore à leurs atomes, des queues courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s’attacher et se coudre.

Et lors même, ceux qui les poursuyvent de cette autre considération, les mettent il pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoi ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison et un soulier ? Pourquoi de même ne croid on, qu’un nombre infini de lettres Grecques versées emmy la place, seraient pour arriver à la contexture de l’Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n’en est point capable : Il n’est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par cette même argumentation fait le monde mathématicien : Et le fait musicien et organiste, par cette autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde : Il est donc sage.

Il se voit infinis pareils exemples, non d’arguments faux seulement, mais ineptes, ne se tenants point, et accusans leurs auteurs non tant d’ignorance que d’imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions, et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisamment un amas des asneries de l’humaine sapience, il dirait merveilles.

J’en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus moderees. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l’homme, de son sens et de sa raison, puis qu’en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l’humaine suffisance, il s’y trouve des défauts si apparents et si grossiers. Moi j’aime mieux croire qu’ils ont traité la science casuelement ainsi, qu’un jouët à toutes mains, et se sont esbatus de la raison, comme d’un instrument vain et frivole, mettans en avant toutes sortes d’inventions et de fantasies tantôt plus tendues, tantôt plus lâches. Ce même Platon, qui définit l’homme comme une poulle, dit ailleurs après Socrates, qu’il ne sait à la vérité que c’est que l’homme, et que c’est l’une des pièces du monde d’autant difficile connaissance. Par cette variété et instabilité d’opinions, ils nous mènent comme par la main tacitement à cette résolution de leur irresolution. Ils font profession de ne présenter pas toujours leur avis à visage découvert et apparent : ils l’ont caché tantôt sous des umbrages fabuleux de la Poésie, tantôt sous quelque autre masque : Car notre imperfection porte encore cela, que la viande crue n’est pas toujours propre à notre estomac : il la faut assecher, altérer et corrompre : Ils font de mêmes : ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et jugements, et les falsifient pour s’accommoder à l’usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d’ignorance, et de l’imbécillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfants : Mais ils nous la descouvrent assez sous l’apparence d’une science trouble et inconstante.

Je conseillois en Italie à quelqu’un qui était en peine de parler Italien, que pourvu qu’il ne cherchât qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il employast seulement les premiers mots qui lui viendroyent à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou Gascons, et qu’en y ajoutant la terminaison Italienne, il ne faudrait jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu’une de tant de formes. Je dis de même de la Philosophie : elle a tant de visages et de variété, et a tant dit, que tous nos songes et resveries s’y trouvent. L’humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit : Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soient nez chez moi, et sans patron, je sais qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu’un de dire : Voila d’où il le print.

Mes mœurs sont naturelles : je n’ai point appelé à les bâtir, le secours d’aucune discipline : Mais toutes imbéciles qu’elles sont, quand l’envie m’a prins de les réciter, et que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et d’exemples : ç’a été merveille à moi même, de les rencontrer par cas d’aventure, conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel régiment était ma vie, je ne l’ai appris qu’après qu’elle est exploittée et employée.

Nouvelle figure : Un philosophe impremedité et fortuit.

Pour revenir à notre âme, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, et la cupidité au foie, il est vraisemblable que ç’a été plutôt une interprétation des mouvements de l’âme, qu’une division, et séparation qu’il en ait voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vraisemblable de leurs opinions est, que c’est toujours une âme, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, désire et exerce toutes ses autres opérations par divers instruments du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’expérience qu’il en a, ores tendant ou lâchant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidents qui touchent cette partie, offensent incontinent les facultés de l’âme : de là il n’est pas inconvénient qu’elle s’écoule par le reste du corps :

medium non deserit unquam
Coeli Phoebus iter : radiis tamen omnia lustrat.
comme le soleil épand du ciel en hors sa lumière et ses puissances, et en remplit le monde.

Cætera pars animæ per totum dissita corpus
Paret, Et ad numen mentis moménque movetur.
Aucuns ont dit, qu’il y avait une âme générale, comme un grand corps, duquel toutes les âmes particulières étaient extraictes, et s’y en retournoyent, se remeslant toujours à cette matière universelle :

Deum namque ire per omnes
Terrasque tractúsque maris coelumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas,
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :
d’autres, qu’elles ne faisaient que s’y resjoindre et r’attacher : d’autres, qu’elles étaient produites de la substance divine : d’autres, par les anges, de feu et d’air. Aucuns de toute ancienneté : aucuns, sur l’heure même du besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, et y retourner. Le commun des anciens, qu’elles sont engendrées de père en fils, d’une pareille manière et production que toutes autres choses naturelles : argumentants cela par la ressemblance des enfants aux pères,

Instillata patris virtus tibi :
Fortes creantur fortibus et bonis :
et qu’on voit écouler des pères aux enfants, non seulement les marques du corps, mais encore une ressemblance d’humeurs, de complexions, et inclinations de l’âme.

Denique cur acrum violentia triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, Et fuga cervis
A patribus datur, Et patrius pavor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminioque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?
que là dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfants la faute des pères : d’autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l’âme des enfants, et que le desreglement de leur volonté les touche.

Davantage, que si les âmes venoyent d’ailleurs, que d’une suite naturelle, et qu’elles eussent été quelque autre chose hors du corps, elles auroyent recordation de leur être premier ; attendu les naturelles facultés, qui lui sont propres, de discourir, raisonner et se souvenir.

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur superante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus ?
Car pour faire valoir la condition de nos âmes, comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes, lorsqu’elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsi elles eussent été telles, étant exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d’y entrer, comme nous espérons qu’elles seront après qu’elles en seront sorties. Et de ce savoir, il faudrait qu’elles se ressouvinssent encore étant au corps, comme disait Platon, que ce que nous apprenions, n’était qu’un ressouvenir de ce que nous avions su : chose que chacun par expérience peut maintenir être fauce. En premier lieu d’autant qu’il ne nous ressouvient justement que de ce qu’on nous apprend : et que si la mémoire faisait purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque trait outre l’apprentissage. Secondement ce qu’elle savait étant en sa pureté, c’était une vraie science, connaissant les choses comme elles sont, par sa divine intelligence : là où ici on lui fait recevoir la mensonge et le vice, si on l’en instruit ; en quoi elle ne peut employer sa réminiscence, cette image et conception n’ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle étouffe de manière ses facultés naifves, qu’elles y sont toutes esteintes : cela est premièrement contraire à cette autre créance, de reconnaître ses forces si grandes, et les opérations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d’en avoir conclu cette divinité et éternité passée, et l’immortalité à venir ;

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho jam longior errat. En outre, c’est ici chez nous, et non ailleurs, que doivent être considérées les forces et les effets de l’âme : tout le reste de ses perfections, lui est vain et inutile : c’est de l’état présent, que doit être payée et recognue toute son immortalité, et de la vie de l’homme, qu’elle est comtable seulement : Ce serait injustice de lui avoir retranché ses moyens et ses puissances, de l’avoir desarmée, pour du temps de sa captivité et de sa prison, de sa faiblesse et maladie, du temps où elle aurait été forcée et contrainte, tirer le jugement et une condamnation de durée infinie et perpétuelle : et de s’arrêter à la considération d’un temps si court, qui est à l’aventure d’une ou de deux heures, ou au pis aller, d’un siècle (qui n’ont non plus de proportion à l’infinité qu’un instant) pour de ce moment d’intervalle, ordonner et établir definitivement de tout son être. Ce serait une disproportion inique, de tirer une récompense éternelle en conséquence d’une si courte vie.
Platon, pour se sauver de cet inconvénient, veut que les payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à l’humaine durée : et des nôtres assez leur ont donné bornes temporelles.

Par ainsi ils jugeoyent, que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par l’opinion d’Epicurus et de Democritus, qui a été la plus reçue, suyvant ces belles apparences. Qu’on la voyait naître ; à même que le corps en était capable ; on voyait élever ses forces comme les corporelles ; on y reconnaissait la faiblesse de son enfance, et avec le temps sa vigueur et sa maturité : et puis sa declination et sa vieillesse, et en fin sa decrepitude :

gigni pariter cum corpore, et unà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.
Ils l’apercevaient capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvements penibles, d’où elle tombait en lassitude et en douleur, capable d’altération et de changement, d’allégresse, d’assopissement, et de langueur, subjecte à ses maladies et aux offenses, comme l’estomac ou le pied :

mentem sanari, corpus ut ægrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus :
éblouie et troublée par la force du vin : desmue de son assiette, par les vapeurs d’une fièvre chaude : endormie par l’application d’aucuns medicamens, et réveillée par d’autres.

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.
On lui voyait étonner et renverser toutes ses facultés par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle résolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la pût exempter de la subjection de ces accidents : La salive d’un chétif mâtin versée sur la main de Socrates, secouer toute sa sagesse et toutes ses grandes et si reglées imaginations, les aneantir de manière qu’il ne restât aucune trace de sa connaissance première :

vis animaï
Conturbatur… et divisa seorsum
Disjectatur eodem illo distracta veneno.
Et ce venin ne trouver non plus de résistance en cette âme, qu’en celle d’un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle était incarnée, furieuse et insensée : si que Caton, qui tordait le col à la mort même et à la fortune, ne pût souffrir la vue d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’espouvantement et d’effroi, quand il serait tombé par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les médecins nomment Hydroforbie.

vis morbi distracta per artus
Turbat agents animam, spumantes æquore salso
Ventorum ut validis fervescunt viribus undæ.
Or quant à ce point, la philosophie a bien armé l’homme pour la souffrance de tous autres accidents, ou de patience, ou si elle coûte trop à trouver, d’une deffaitte inffallible, en se desrobant tout à fait du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une âme étant à soi, et en ses forces, capable de discours et de délibération : non pas à cet inconvénient, où chez un philosophe, une âme devient l’âme d’un fol, troublée, renversée, et perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop véhémente, que, par quelque forte passion, l’âme peut engendrer en soi-même : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l’estomac, nous jectant à un esblouyssement et tournoiement de tête :

morbis in corporis avius errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque gravi Lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutúque cadenti.
Les philosophes n’ont, ce me semble, guère touché cette corde, non plus qu’une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme toujours en la bouche, pour consoler notre mortelle condition : Ou l’âme est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l’autre branche : Quoi, si elle va en empirant ? Et laissent aux poètes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s’offrent à moi souvent en leurs discours. Je reviens à la première : Cette âme pert l’usage du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que notre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant, ils considéraient aussi par la vanité de l’humaine raison, que le mélange et société de deux pièces si diverses, comme est le mortel et l’immortel, est inimaginable :

Quippe etenim mortale æterno jungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diversius esse putandum est,
Aut magis inter se disjunctum discrepitánsque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Junctum in concilio sævas tolerare procellas ?
Davantage ils sentoyent l’âme s’engager en la mort, comme le corps.

simul ævo fessa fatiscit.
Ce que, selon Zeno, l’image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c’est une defaillance et chute de l’âme aussi bien que du corps. Contrahi animum, Et quasi labi putat atque decidere. Et ce qu’on apercevoir en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on voit les hommes en cette extrémité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l’ouïr, qui le fleurer, sans altération : et ne se voit point d’affaiblissement si universel, qu’il n’y reste quelques parties entières et vigoureuses :

Non alio pacto quam si paix cum dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.
La vue de notre jugement se rapporte à la vérité, comme fait l’œil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le saurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumière ?

Car l’opinion contraire, de l’immortalité de l’âme, laquelle Cicero dit avoir été premièrement introduitte ; au moins du témoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roi Tullus (d’autres en attribuent l’invention à Thales : et autres à d’autres) c’est la partie de l’humaine science traictée avec plus de reservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejeter à l’abri des ombrages de l’Académie. Nul ne sait ce qu’Aristote a établi de ce sujet, non plus que touts les anciens en général, qui le manient d’une vacillante créance : rem gratissimam promittentium magis quàm probantium. Il s’est caché sous le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son jugement que sur la matière. Deux choses leur rendaient cette opinion plausible : l’une, que sans l’immortalité des âmes, il n’y aurait plus de quoi asseoir les vaines espérances de la gloire, qui est une considération de merveilleux crédit au monde : l’autre, que c’est une très-utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se desroberont de la vue et connaissance de l’humaine justice, demeurent toujours en butte à la divine, qui les poursuyvra, voire après la mort des coulpables.

Un soin extrême tient l’homme d’allonger son être ; il y a pourvu par toutes ses pièces. Et pour la conservation du corps, sont les sépulture : pour la conservation du nom, la gloire.

Il a employé toute son opinion à se rebâtir (impatient de sa fortune) et à s’estançonner par ses inventions. L’âme par son trouble et sa faiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, espérances et fondements, et des circonstances étrangères, où elle s’attache et se plante. Et pour légers et fantastiques que son invention les lui forge, s’y repose plus sûrement qu’en soi, et plus volontiers.

Mais les plus aheurtez à cette si juste et claire persuasion de l’immortalité de nos esprits ; c’est merveille comme ils se sont trouvez courts et impuissants à l’établir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis : disait un ancien. L’homme peut reconnaître par ce témoignage, qu’il doit à la fortune et au rencontre, la vérité qu’il découvre lui seul ; puis que lors même, qu’elle lui est tombée en main, il n’a pas de quoi la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prevaloir. Toutes choses produites par notre propre discours et suffisance, autant vraies que fauces, sont subjectes à incertitude et débat. C’est pour le châtiment de notre fierté, et instruction de notre misère et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion de l’ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grâce, ce n’est que vanité et folie : L’essence même de la vérité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par notre faiblesse. Quelque train que l’homme prenne de soi, Dieu permet qu’il arrive toujours à cette même confusion, de laquelle il nous représente si vivement l’image par le juste chastiement, de quoi il batit l’outrecuidance de Nemroth, et aneantit les vaines entreprinses du bâtiment de sa Pyramide. Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d’idiomes et de langues, de quoi il troubla cet ouvrage, qu’est-ce autre chose, que cette infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons, qui accompaigne et embrouille le vain bâtiment de l’humaine science ? Et l’embrouille utilement. Qui nous tiendrait, si nous avions un grain de connaissance ? Ce Saint m’a fait grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel point de présomption et d’insolence, ne portons nous notre aveuglement et notre bestise ?

Mais pour reprendre mon propos : c’était vraiment bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au bénéfice de sa grâce, de la vérité d’une si noble créance, puis que de sa seule libéralité, nous recevons le fruit de l’immortalité, lequel consiste en la jouissance de la beatitude éternelle.

Confessons ingenuement, que Dieu seul nous l’a dit, et la foi : Car leçon n’est-ce pas de nature et de notre raison. Et qui retentera son être et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilège divin : qui verra l’homme, sans le flatter, il n’y verra ni efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d’autant plus chrestiennement.

Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement de la voix populaire, valait-il pas mieux qu’il le tinst de Dieu ? Cum de animorum æternitate disserimus, non lève momentum apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione.

Or la faiblesse des arguments humains sur ce sujet, se connaît singulierement par les fabuleuses circonstances, qu’ils ont adjoustees à la suite de cette opinion, pour trouver de quelle condition était cette notre immortalité. Laissons les Stoïciens, Usuram nobis largiuntur ; tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt animos, semper negant : qui donnent aux âmes une vie au delà de cette ci, mais finie. La plus universelle et plus reçue fantaisie, et qui dure jusques à nous, ç’a été celle, de laquelle on fait auteur Pythagoras ; non qu’il en fût le premier inventeur, mais d’autant qu’elle reçut beaucoup de poix, et de crédit, par l’autorité de son approbation : C’est que les âmes au partir de nous, ne faisaient que rouler de l’un corps à un autre, d’un lyon à un cheval, d’un cheval à un Roi, se promenants ainsi sans cesse, de maison en maison.

Et lui, disait se souvenir avoir été Æthalides, depuis Euphorbus, en après Hermotimus, en fin de Pyrrhus être passé en Pythagoras : ayant mémoire de soi de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns, que ces mêmes âmes remontent au ciel par fois, et en devallent encore :

O pater, anne aliquas ad coelum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterumque ad tarda reverti
Corpora ? quæ lucis miseris tam dira cupido ?
Origene les fait aller et venir éternellement du bon au mauvais état. L’opinion que Varro recite, est, qu’en quatre cent quarante ans de révolution elles se rejoignent à leur premier corps. Chrysippus, que cela doit advenir après certain espace de temps incognu et non limité.

Platon (qui dit tenir de Pindare et de l’ancienne poésie cette croyance) des infinies vicissitudes de mutation, auxquelles l’âme est preparée, n’ayant ni les peines, ni les récompenses en l’autre monde, que temporelles, comme sa vie en celui-ci n’est que temporelle, conclut en elle une singulière sçience des affaires du ciel, de l’enfer, et d’ici, où elle a passé, repassé, et sejourné à plusieurs voyages : matière à sa réminiscence.

Voici son progrès ailleurs : Qui a bien vécu, il se rejoint à l’astre, auquel il est assigné : qui mal, il passe en femme : et si lors même il ne se corrige point, il se rechange en bête de condition convenable à ses mœurs vicieuses : et ne verra fin à ses punitions, qu’il ne soit revenu à sa naïve constitution, s’étant par la force de la raison défaict des qualités grossières, stupides, et elementaires, qui étaient en lui.
Mais je ne veux oublier l’objection que font les Épicuriens à cette transmigration de corps en autre. Elle est plaisante : Ils demandent quel ordre il y aurait, si la presse des mourants venait à être plus grande que des naissants. Car les âmes deslogées de leur gîte seraient à se fouler à qui prendrait place la première dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi, à quoi elles passeraient leur temps, ce pendant qu’elles attendraient qu’un logis leur fût appresté : ou au rebours s’il naissait plus d’animaux, qu’il n’en mourrait, ils disent que les corps seraient en mauvais parti, attendant l’infusion de leur âme, et en adviendroit qu’aucuns d’iceux se mourraient avant que d’avoir été vivants.

Denique connubia ad veneris, partúsque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numéro, certaréque præproperanter
Inter se, quæ prima potissimáque insinuetur.
D’autres ont arrêté l’âme au corps des trespassez, pour en animer les serpents, les vers, et autres bêtes, qu’on dit s’engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : D’autres la divisent en une partie mortelle, et l’autre immortelle : Autres la font corporelle, et ce néanmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science et sans connaissance. Il y en a aussi des nôtres mêmes qui ont estimé, que des âmes des condamnez, il s’en faisait des diables : comme Plutarque pense, qu’il se face des dieux de celles qui sont sauvées : Car il est peu de choses que cet auteur là establisse d’une façon de parler si résolue, qu’il fait cette-ci : maintenant par tout ailleurs une manière dubitatrice et ambigue. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement, que les âmes des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d’hommes saints, et de saints demi-dieux, et de demi-dieux, après qu’ils sont parfaictement, comme és sacrifices de purgation, nettoyez et purifiez, étant delivrez de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la vérité, et selon raison vraisemblable, dieux entiers et parfaicts, en recevant une fin très heureuse et très-glorieuse. Mais qui le voudra voir, lui, qui est des plus retenus pourtant et moderez de la bande, s’escarmoucher avec plus de hardiesse, et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoie à son discours de la Lune, et du Dæmon de Socrates, là où aussi evidemment qu’en nul autre lieu, il se peut adverer, les mystères de la philosophie avoir beaucoup d’estrangetez communes avec celles de la poésie : l’entendement humain se perdant à vouloir sonder et contreroller toutes choses jusques au bout : tout ainsi comme, lassez et travaillez de la longue course de notre vie, nous retombons en enfantillage. Voila les belles et certaines instructions, que nous tirons de la science humaine, sur le sujet de notre âme.

Il n’y a point moins de témérité en ce qu’elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un, ou deux exemples : car autrement nous nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs medecinales. Sçachons, si on s’accorde au moins en ceci, de quelle matière les hommes se produisent les uns des autres. Car quant à leur première production, ce n’est pas merveille, si en chose si haute et ancienne, l’entendement humain se trouble et dissipe. Archelaüs le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon, selon Aristoxenus, disait, et les hommes et les animaux avoir été faits d’un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras dit notre semence être l’écume de notre meilleur sang : Platon, l’escoulement de la moelle de l’épine du dos : ce qu’il argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté de la besogne : Alcmeon, partie de la substance du cerveau : et qu’il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice : Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle : Epicurus, extraicte de l’âme et du corps : Aristote, un excrément tiré de l’aliment du sang le dernier qui s’épand en nos membres : autres, du sang, cuit et digeré par la chaleur des genitoires : ce qu’ils jugent de ce qu’aux extremes efforts, on rend des gouttes de pur sang : enquoy il semble qu’il y ait plus d’apparence, si on peut tirer quelque apparence d’une confusion si infinie. Or pour mener à effet cette semence, combien en font-ils d’opinions contraires ? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elles eslancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, et ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voila les médecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les theologiens, aux prises pêle mêle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruit. Et moi je secours par l’exemple de moi-même, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze mois. Le monde est bâti de cette expérience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis sur toutes ces contestations, et si nous n’en saurions être d’accord.

En voila assez pour vérifier que l’homme n’est non plus instruit de la connaissance de soi, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé lui mêmes à soi, et sa raison, à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en dirait. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle-même.

Et, qui ne s’entend en soi, en quoi se peut il entendre ?

Quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. Vraiment Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sut jamais seulement la sienne. Si ce n’est lui, sa dignité ne permettra pas qu’autre créature ait cet advantage. Or lui étant en soi si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, cette favorable proposition n’était qu’une risée, qui nous menait à conclure par nécessité la neantise du compas et du compasseur.

Quand Thales estime la connaissance de l’homme très-difficile à l’homme, il lui apprend, la connaissance de toute autre chose lui être impossible.

Vous, pour qui j’ai pris la peine d’étendre un si long corps, contre ma coutume, ne refuyrez point de maintenir votre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, de quoi vous êtes tous les jours instruite, et exercerez en celà votre esprit et votre étude : car ce dernier tour d’escrime ici, il ne le faut employer que comme un extrême remède. C’est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à votre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et reservément : C’est grande témérité de vous perdre pour perdre un autre.

Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car étant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l’épée au poing, qui craignait de frapper, de peur d’assener Gobrias : il lui cria, qu’il donnât hardiment, quand il devrait donner au travers tous les deux. J’ai vu reprouver pour injustes, des armes et conditions de combat singulier desesperées, et auxquelles celui qui les offrait, mettait lui et son compagnon en termes d’une fin à tous deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers : lesquels impatients de leur captivité, se résolurent, et leur succéda, frottant des clous de navire l’un à l’autre, et faisant tomber une étincelle de feu dans les caques de poudre (qu’il y avait en l’endroit où ils étaient gardez) d’embraser et mettre en cendre eux, leurs maîtres et le vaisseau.

Nous secouons ici les limites et dernières clostures des sciences : auxquelles l’extrémité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan,

Chi troppo s’assottiglia, si scavezza.
Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs, et en toute autre chose, la modération et l’attrempance, et la fuite de la nouvelleté et de l’estrangeté. Toutes les voies extravagantes me faschent. Vous qui par l’autorité que votre grandeur vous apporte, et encore plus par les avantages que vous donnent les qualités plus vôtres, pouvez d’un clin d’œil commander à qui il vous plaît, deviez donner cette charge à quelqu’un, qui fit profession des lettres, qui vous eût bien autrement appuyé et enrichy cette fantaisie. Toutefois en voici assez, pour ce que vous en avez à faire.

Epicurus disait des lois, que les pires nous étaient si nécessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans lois, nous vivrions comme bêtes. Notre esprit est un util vagabond, dangereux et téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au-dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, desbordez en licence d’opinions, et de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches : il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines, et récompenses mortelles et immortelles : encore voit-on que par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où être saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ni prise. Certes il est peu d’âmes si reglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduite : et qui puissent avec modération et sans témérité, voguer en la liberté de leurs jugements, au delà des opinions communes. Il est plus expédient de les mettre en tutelle.

C’est un outrageux glaive à son possesseur même, que l’esprit, à qui ne sait s’en armer ordonnément et discrettement. Et n’y a point de bête, à qui il faille plus justement donner des orbieres, pour tenir sa vue subjecte, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ni çà ni là, hors les ornieres que l’usage et les lois lui tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoutumé, quel qu’il soit, que de jeter votre vol à cette licence effrenée. Mais si quelqu’un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l’ingénieux en votre présence, aux dépens de son salut et du votre : pour vous deffaire de cette dangereuse peste, qui se répand tous les jours en vos cours, ce preservatif à l’extrême nécessité, empêchera que la contagion de ce venin n’offencera, ni vous, ni votre assistance.

La liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisait en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d’opinions différentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre parti. Mais à présent, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam, quæ non probant, cogantur defendere : Et que nous recevons les arts par civile autorité et ordonnance : Si que les écoles n’ont qu’un patron et pareille institution et discipline circonscripte, on ne regarde plus ce que les monnaies poisent et valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l’approbation commune et le cours leur donne : on ne plaide pas de l’alloy, mais de l’usage : ainsi se mettent également toutes choses. On reçoit la médecine, comme la la Geometrie ; et les battelages, les enchantements, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications, et jusques à cette ridicule poursuite de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que savoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celui de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt : et que quand la mensale couppe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté : quand elle faut sous le mitoyen, et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, sous même endroit, que c’est signe d’une mort misérable : Que si à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l’angle avec la vitale, celà denote qu elle sera mal chaste. Je vous appelle vous même à témoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec réputation et faveur parmi toutes compagnies. Theophrastus disait, que l’humaine connaissance, acheminée par les sens, pouvait juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu’étant arrivée aux causes extremes et premières, il fallait qu’elle s’arrestast, et qu’elle rebouchast : à cause ou de sa faiblesse, ou de la difficulté des choses. C’est une opinion moyenne et douce ; que notre suffisance nous peut conduire jusques à la connaissance d’aucunes choses, et qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est témérité de l’employer. Cette opinion est plausible, et introduicte par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrêter plus tôt à mille pas qu’à cinquante : Ayant essayé par expérience, que ce à quoi l’un s’était failli, l’autre y est arrivé : et que ce qui était incogneu à un siècle, le siècle suyvant l’a éclairci : et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et pollissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir : ce que ma force ne peut découvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer : et en retastant et pestrissant cette nouvelle matière, la remuant et l’eschauffant, j’ouvre à celui qui me suit, quelque facilité pour en jouir plus à son ayse, et la lui rends plus soupple, et plus maniable :

ut hymettia sole
Cera remollescit,tractatáque pollice multas
Vertitur in fassiez, ipsoque fit utilis usu.
Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas désespérer ; ni aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. L’homme est capable de toutes choses, comme d’aucunes : Et s’il advouë, comme dit Theophrastus, l’ignorance des causes premières et des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science : Si le fondement lui faut, son discours est par terre : Le disputer et l’enquérir, n’a autre but et arrêt que les principes : si cette fin n’arrête son cours, il se jecte à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi.

Or il est vraisemblable que si l’âme savait quelque chose, elle se saurait premièrement elle-même ; et si elle savait quelque chose hors d’elle, ce serait son corps et son estuy, avant toute autre chose. Si on voit jusques aujourd’hui les dieux de la médecine se debattre de notre anatomie,

Mulciber in Trojam, pro Troja stabat Apollo :
quand attendons nous qu’ils en soient d’accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur de la pierre. Si l’homme ne se connaît, comment connaît-il ses functions et ses forces ? Il n’est pas à l’aventure, que quelque notice véritable ne loge chez nous ; mais c’est par hasard. Et d’autant que par même voie, même façon et conduitte, les erreurs se reçoivent en notre âme, elle n’a pas de quoi les distinguer, ni de quoi choisir la vérité du mensonge. Les ] Académiciens recevoyent quelque inclination de jugement, et trouvoyent trop crud de dire qu’il n’était pas plus vraisemblable que la nege fût blanche que noire, et que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d’une pierre qui part de notre main, que de celui de la huictiesme sphère. Et pour éviter cette difficulté et estrangeté, qui ne peut à la vérité loger en notre imagination que malaiséement, quoi qu’ils establissent que nous n’étions aucunement capables de savoir, et que la vérité est engoufrée dans des profonds abysmes où la vue humaine ne peut pénétrer, si advouoint ils les unes choses plus vrai-semblables que les autres et recevoyent en leur jugement cette faculté de se pouvoir incliner plutôt à une apparence qu’à un’autre : ils lui permettoyent cette propension, lui defandant toute résolution. L’avis des Pyrrhoniens est plus hardi et, quant et quant, plus vraisemblable. Car cette inclination Academique et cette propension à une proposition plutôt qu’à une autre, qu’est-ce autre chose que la reconnaissance de quelque plus apparente vérité en cette ci qu’en celle là ? Si notre entendement est capable de la forme, des linéaments, du port et du visage de la vérité, il la verrait entière aussi bien que demie, naissante et imperfecte. Cette apparence de verisimilitude qui les fait pendre plutôt à gauche qu’à droite, augmentez la ; cette once de verisimilitude qui incline la balance, multipliez la de cent, de mille onces, il en adviendra en fin que la balance prendra parti tout à fait, et arrêtera un chois et une vérité entière. Mais comment se laissent ils plier à la vrai-semblance, s’ils ne cognoissent le vrai ? Comment cognoissent ils la semblance de ce de quoi ils ne connaissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à fait, ou tout à fait nous ne le pouvons pas. Si nos facultés intellectuelles et sensibles sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et vanter, pour néant laissons nous emporter notre jugement à aucune partie de leur opération, quelque apparence qu’elle semble nous présenter ; et la plus sûre assiette de notre entendement, et la plus heureuse, ce serait celle là où il se maintiendrait rassis, droit, inflexible, sans bransle et sans agitation. Inter visa verra aut falsa ad animi assensum nihil intérêt. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n’y facent leur entrée de leur force propre et autorité, nous le voyons assez : par ce que, s’il était ainsi, nous les recevrions de même façon ; le vin serait tel en la bouche du malade qu’en la bouche du sain. Celui qui a des crevasses aux doits, ou qui les a gourdes, trouverait une pareille durté au bois ou au fer qu’il manie, que fait un autre. Les sujets étrangers se rendent donc à notre merci ; ils logent chez nous comme il nous plaît. Or si de notre part nous recevions quelque chose sans altération, si les prises humaines étaient assez capables et fermes pour saisir la vérité par nos propres moyens, ces moyens étant communs à tous les hommes, cette vérité se rejecteroit de main en main de l’un à l’autre. Et au moins se trouverait il une chose au monde, de tant qu’il y en a, qui se croirait par les hommes d’un consentement universel. Mais ce, qu’il ne se voit aucune proposition qui ne soit debatue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse être, montre bien que notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit ; car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compagnon : qui est signe que je l’ai saisi par quelque autre moyen que par une naturelle puissance qui soit en moi et en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d’opinions qui se voit entre les philosophes mêmes, et ce débat perpétuel et universel en la connaissance des choses. Car cela est presuposé très-véritablement, que de aucune chose les hommes, je dis les savants les mieux nais, les plus suffisants, ne sont d’accord, non pas que le ciel soit sur notre tête ; car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela ; et ceux qui nient que nous puissions aucune chose comprendre, disent que nous n’avons pas compris que le ciel soit sur notre tête ; et ces deux opinions sont en nombre, sans comparaison, les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que notre jugement nous donne à nous mêmes, et l’incertitude que chacun sent en soi, il est aysé à voir qu’il a son assiette bien mal assurée. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd’hui et ce que je crois, je le tiens et le crois de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m’en répondent sur tout ce qu’ils peuvent. Je ne saurais ambrasser aucune vérité ni conserver avec plus de force que je fais cette ci. J’y suis tout entier, j’y suis voyrement ; mais ne m’est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mêmes instruments, en cette même condition, que depuis j’aie jugée fauce ? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle assurance en puis-je prendre à cette fois plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutefois, que la fortune nous remue cinq cent fois de place, qu’elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans notre croyance autres et autres opinions, toujours la présente et la dernière c’est la certaine et l’infallible. Pour cette ci il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie et le salut, et tout,

posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque. Quoi qu’on nous presche, quoi que nous aprenons, il faudrait toujours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le présente, c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droit et autorité de persuasion ; seules, marque de vérité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ni ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image ne pourrait pas en un si chétif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prépare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grâce et faveur particulière et supernaturelle. Au-moins devrait notre condition fautiere nous faire porter plus modérément et retenuement en nos changements. Il nous devrait souvenir, quoi que nous receussions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c’est par ces mêmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n’est il pas merveille s’ils se démentent, étant si aisez à incliner et à tordre par bien légères occurrences. Il est certain que notre appréhension, notre jugement et les facultés de notre âme en général souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles. N’avons nous pas l’esprit plus esveillé, la mémoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu’en maladie ? La joie et la gaieté ne nous font elles pas recevoir les sujets qui se présentent à notre âme d’un tout autre visage que le chagrin et la mélancolie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillard avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent ? Cleomenes, fils d’Anaxandridas, étant malade, ses amis lui reprochaient qu’il avait des humeurs et fantasies nouvelles et non accoutumées : Je crois bien, fit-il ; aussi ne suis-je pas celui que je suis étant sain : étant autre, aussi sont autres mes opinions et fantasies. En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe douce et débonnaire : Gaudeat de Bona Fortuna qu’il jouisse de ce bonheur ; car il est certain que les jugements se rencontrent par fois plus tendus à la condamnation, plus épineux et aspres, tantôt plus faciles, aysez et enclins à l’excuse. Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goutte, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l’âme teinte et abreuvée de colère, il ne faut pas douter que son jugement ne s’en altère vers cette part là. Ce vénérable sénat d’Aréopage jugeait de nuit, de peur que la vue des poursuivants corrompit sa justice. L’air même et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter auctifera lustravit lampade terras.
Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages et les grands accidents qui renversent notre jugement ; les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encore que nous ne le sentions pas, que, si la fièvre continue peut atterrer notre âme, que la tierce n’y apporte quelque altération selon sa mesure et proportion. Si l’apoplexie assoupit et éteint tout à fait la vue de notre intelligence, il ne faut pas douter que le morfondement ne l’esblouisse ; et, par conséquent, à peine se peut il rencontrer une seule heure en la vie où notre jugement se trouve en sa deue assiette, notre corps étant sujet à tant de continuelles mutations, et estofé de tant de sortes de ressorts, que (j’en crois les médecins) combien il est malaisé qu’il n’y en ait toujours quelqu’un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se découvre pas si aisément, si elle n’est du tout extrême et irremediable, d’autant que la raison va toujours, et torte, et boiteuse, et deshanchée, et avec le mensonge comme avec la vérité. Par ainsi il est malaisé de découvrir son mesconte et desreglement. J’appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi : cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet, c’est un instrument de plomb et de cire, alongeable, ployable et accommodable à tous biais et à toutes mesures ; il ne reste que la suffisance de le savoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’écoute de prés, à quoi peu de gens s’amusent, l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté et à la vengeance, et non pas seulement choses si poisantes, mais cet instint fortuite qui nous fait favoriser une chose plus qu’une autre, et qui nous donne, sans le congé de la raison, le chois en deux pareils sujets, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement la recommandation ou deffaveur d’une cause et donner pente à la balance. Moi qui m’espie de plus prés, qui ai les yeux incessamment tendus sur moi, comme celui qui n’ai pas fort à-faire ailleurs,

quis sub Arcto
Rex gelidae metuatur orae,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,
à peine oseroy-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. J’ai le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prêt au branle, et ma vue si desreglée, que à jun je me sens autre qu’après le repas ; si ma santé me rid et la clarté d’un beau jour, me voilà honnête homme ; si j’ai un cor qui me presse l’orteil, me voilà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un même pas de cheval me semble tantôt rude, tantôt aysé, et même chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une même forme ores plus, ores moins agréable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscretes et casuelles chez moi. Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son autorité privée, à cet’heure le chagrin predomine en moi, à cet’heure l’allégresse. Quand je prends des livres, j’aurai aperçu en tel passage des grâces excellentes et qui auront feru mon âme ; qu’un’autre fois j’y retombe, j’ai beau le tourner et virer, j’ai beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moi. En mes écris mêmes je ne retrouve pas toujours l’air de ma première imagination : je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours en avant ; il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.
Maintes-fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s’applicant et tournant de ce côté là, m’y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier avis, et m’en despars. Je m’entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon pois. Chacun à peu près en dirait autant de soi, s’il se regardait comme moi. Les prescheurs savent que l’émotion qui leur vient en parlant, les anime vers la créance, et qu’en colère nous nous adonnons plus à la défense de notre proposition, l’imprimons en nous et l’embrassons avec plus de véhémence et d’approbation que nous ne faisons étant en notre sens froid et reposé. Vous recitez simplement une cause à l’advocat, il vous y répond chancellant et doubteux : vous sentez qu’il lui est indifferent de prendre à soutenir l’un ou l’autre parti ; l’avez vous bien payé pour y mordre et pour s’en formaliser, commence il d’en être intéressé, y a-il eschauffé sa volonté ? sa raison et sa science s’y eschauffent quant et quant ; voilà une apparente et indubitable vérité qui se présente à son entendement ; il y découvre une toute nouvelle lumière, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire, je ne sais si l’ardeur qui naît du dépit et de l’obstination à l’encontre de l’impression et violence du magistrat et du danger, ou l’intérêt de la réputation n’ont envoyé tel homme soutenir jusques au feu l’opinion pour laquelle, entre ses amis, et en liberté, il n’eût pas voulu s’eschauder le bout du doigt. Les secousses et esbranlemens que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, auxquelles elle est si fort en prinse qu’il est à l’aventure soustenable qu’elle n’a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resterait sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendrait cela suivant le parti des Péripatéticiens ne nous ferait pas beaucoup de tort, puis qu’il est connu que la plupart des plus belles actions de l’âme procèdent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l’assistance de la colère. Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore. Ni ne court on sus aux méchants et aux ennemis assez vigoureusement, si on n’est courroucé ; et veulent que l’advocat inspire le courroux aux juges pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes, et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées et peregrinations ; nous mènent à l’honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lâcheté d’âme à souffrir l’ennui et la fascherie sert à nourrir en la consciance la pénitence et la repantance, et à sentir les fléaux de Dieu pour notre châtiment et les fléaux de la correction politique. La compassion sert d’aiguillon à la clémence, et la prudence de nous conserver et gouverner est esveillée par notre crainte ; et combien de belles actions par l’ambition ? combien par la présomption ? Aucune eminente et gaillarde vertu en fin n’est sans quelque agitation desreglée. Serait-ce pas l’une des raisons qui aurait mû les Épicuriens à décharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires, d’autant que les effets mêmes de sa bonté ne se pouvaient exercer envers nous sans ébranler son repos par le moyen des passions, qui sont comme des piqûres et sollicitations acheminant l’âme aux actions vertueuses ? Ou bien ont ils crû autrement et les ont prinses comme tempêtes qui desbauchent honteusement l’âme de sa tranquillité ? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla ne minima quidem aura fluctus commovente : sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est qu’à moveri queat.
Quelles differences de sens et de raison, quelle contrariété d’imaginations nous présente la diversité de nos passions ! Quelle assurance pouvons nous donq prendre de chose si instable et si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé et emprunté ? Si notre jugement est en main à la maladie mêmes et à la perturbation ; si c’est de la folie et de la témérité qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle sûreté pouvons nous attendre de lui ? N’y a il point de la hardiesse à la philosophie d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effets et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d’eux et furieux et insensés ? Nous nous amendons par la privation de notre raison et son assoupissement. Les deux voies naturelles pour entrer au cabinet des Dieux et y preveoir le cours des destinées sont la fureur et le sommeil. Ceci est plaisant à considérer : par la dislocation que les passions apportent à notre raison, nous devenons vertueux ; par son extirpation que la fureur ou l’image de la mort apporte, nous devenons prophètes et divins. Jamais plus volontiers je ne l’en creus. C’est un pur enthousiasme que la sainte vérité a inspiré en l’esprit philosophique, qui lui arrache, contre sa proposition, que l’état tranquille de notre âme, l’état rassis, l’état plus sain que la philosophie lui puisse acquérir n’est pas son meilleur état. Notre veillée est plus endormie que le dormir ; notre sagesse, moins sage que la folie. Nos songes vallent mieux que nos discours. La pire place que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l’advisement de remarquer que la voix qui fait l’esprit, quand il est despris de l’homme, si clair-voyant, si grand, si parfait et, pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant et ténébreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est partie de l’homme terrestre, ignorant et ténébreux, et à cette cause voix infiable et incroyable ? Je n’ai point grande expérience de ces agitations vehementes (étant d’une complexion molle et poisante) desquelles la plupart surprennent subitement notre âme, sans lui donner loisir de se connaître. Mais cette passion qu’on dit être produite par l’oisiveté au cœur des jeunes hommes, quoi qu’elle s’achemine avec loisir et d’un progrès mesuré, elle représente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s’opposer à son effort, la force de cette conversion et altération que notre jugement souffre. J’ai autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soutenir et rabatre (car il s’en faut tant que je sois de ceux qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s’ils ne m’entrainent), je la sentais naître, croître, et s’augmenter en dépit de ma résistance, et en fin, tout voyant et vivant, me saisir et posséder de façon que, comme d’une ivresse, l’image des choses me commençait à paraître autre que de coutume ; je voyais evidemment grossir et croître les avantages du sujet que j’allais désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination ; les difficultés de mon entreprise s’aiser et se planir, mon discours et ma conscience se tirer arrière ; mais, ce feu étant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d’un éclair, mon âme reprendre une autre sorte de vue, autre état et autre jugement ; les difficultés de la retraite me sembler grandes et invincibles, et les mêmes choses de bien autre goût et visage que la chaleur du désir ne me les avait presentées. Lequel plus véritablement, Pyrrho n’en sait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid ; des effets d’une passion ardente nous retombons aux effets d’une passion frilleuse. Autant que je m’étais jeté en avant, je me relance d’autant en arrière :

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus
Nunc ruit ad terras, scopulisque superjacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam ;
Nunc rapidus retro atque aestu revoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.
Or de la connaissance de cette mienne volubilité j’ai par accident engendré en moi quelque constance d’opinions, et n’ai guiere altéré les miennes premières et naturelles. Car, quelque apparence qu’il y ait en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j’ai de perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de choisir, je prends le chois d’autrui et me tien en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grâce de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes creances de notre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que notre siècle a produittes. Les écrits des anciens, je dis les bons écrits, pleins et solides, me tentent et remuent quasi où ils veulent ; celui que j’oy me semble toujours le plus roide ; je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoi qu’ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont de rendre ce qu’ils veulent vraisemblable, et qu’il n’est rien si étrange à quoi ils n’entreprennent de donner assez de couleur pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la faiblesse de leur preuve. Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans ; tout le monde l’avait ainsi crû, jusques à ce que Cleanthes le Samien ou, selon Theophraste, Nicetas Siracusien s’avisa de maintenir que c’était la terre qui se mouvait par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son aixieu ; et, de notre temps, Copernicus a si bien fondé cette doctrine qu’il s’en sert très-regléement à toutes les conséquences Astronomiques. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir le quel ce soit des deux ? Et qui sait qu’une tierce opinion, d’ici à mille ans, ne renverse les deux précédentes ?

Sic volvenda aetas commutat tempora rerum :
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore ;
Porro aliud succedit, et è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, et miro est mortales inter honore.
Ainsi, quand il se présente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, et de considérer qu’avant qu’elle fut produite sa contraire était en vogue ; et, comme elle a été renversée par cette-ci, il pourra naître à l’advenir une tierce invention qui choquera de même la seconde. Avant que les principes qu’Aristote a introduicts, fussent en crédit, d’autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-ci nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-ci, quel privilège particulier, que le cours de notre invention s’arrête à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps advenir la possession de notre créance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors qu’étaient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à moi à estimer que, ce à quoi je ne puis satis-faire, un autre y satisfera : car de croire toutes les apparences desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c’est une grande simplesse. Il en adviendroit par là que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, aurait sa créance contournable comme une girouette : car leur âme, étant molle et sans résistance, serait forcée de recevoir sans cesse autres impressions, la dernière effaçant toujours la trace de la précédente. Celui qui se trouve faible, il doit répondre, suyvant la pratique, qu’il en parlera à son conseil, ou s’en raporter aux plus sages, desquels il a reçu son apprentissage. Combien y a-il que la médecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change et renverse tout l’ordre des règles anciennes, et maintient que jusques à cette heure elle n’a servi qu’à faire mourir les hommes. Je crois qu’il verifiera ayséement cela ; mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle expérience, je trouve que ce ne serait pas grand sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dit le précepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouvelletez et de reformations physiques me disait, il n’y a pas longtemps, que tous les anciens s’étaient evidemment mescontez en la nature et mouvements des vents, ce qu’il me ferait très-evidemment toucher à la main, si je voulais l’entendre. Après que j’eus eu un peu de patience à ouïr ses arguments, qui avaient tout plein de verisimilitude : Comment donc, lui fis-je, ceux qui navigeoint sous les lois de Theophraste, allaient ils en occident, quand ils tiraient en levant ? allaient-ils à côté, ou à reculons ? –C’est la fortune, me répondit-il : tant y a qu’ils se mescontoient. Je lui repliquay lorsque j’aymois mieux suyvre les effets que la raison. Or ce sont choses qui se choquent souvent ; et m’a l’on dit qu’en la Geometrie (qui pense avoir gagné le haut point de certitude parmi les sciences) il se trouve des démonstrations inevitables subvertissans la vérité de l’expérience : comme Jacques Peletier me disait chez moi qu’il avait trouvé deux lignes s’acheminans l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il verifioit toutefois ne pouvoir jamais, jusques à l’infinité, arriver à se toucher ; et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs arguments et de leur raison que pour ruiner l’apparence de l’expérience ; et est merveille jusques où la soupplesse de notre raison les a suivis à ce dessein de combattre l’évidence des effets : car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu’il n’y a point de poisant ou de chaut, avecques une pareille force d’argumentations que nous verifions les choses plus vrai-semblables. Ptolemeus, qui a été un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde ; tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Îles écartées qui pouvaient échapper à leur connaissance : c’eût été Pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la Cosmographie, et les opinions qui en étaient receues d’un chacun ; c’était hérésie d’avouer des Antipodes : voilà de notre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur à celle que nous cognoissions, qui vient d’être descouverte. Les Geographes de ce temps ne faillent pas d’assurer que meshuy tout est trouvé et que tout est vu,

Nam quod adest praesto, placet, et pollere videtur.
Savoir mon, si Ptolomée s’y est trompé autrefois sur les fondements de sa raison, si ce ne serait pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-ci en disent ; et s’il n’est pas plus vraisemblable que ce grand corps que nous appelons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon tient qu’il change de visage à tout sens ; que le ciel, les étoiles et le soleil renversent par fois le mouvement que nous y voyons, changeant l’Orient en Occident. Les prêtres Aegyptiens dirent à Herodote que depuis leur premier Roi, de quoi il y avait onze mille tant d’ans (et de tous leurs Rois ils lui firent voir les effigies en statues tirées après le vif) le Soleil avait changé quatre fois de route ; que la mer et la terre se changent alternativement l’un en l’autre ; que la naissance du monde est indéterminée ; Aristote, Cicero, de mêmes ; et quelqu’un d’entre nous, qu’il est, de toute éternité, mortel et renaissant à plusieurs vicissitudes, appelant à témoins Salomon et Esaïe, pour éviter ces oppositions que Dieu a été quelquefois créateur sans créature, qu’il a été oisif, qu’il s’est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage, et qu’il est par conséquent sujet à mutation. En la plus fameuse des Grecques écoles, le monde est tenu un Dieu fait par un autre Dieu plus grand, et est composé d’un corps et d’une âme qui loge en son centre, s’espandant par nombres de musique à sa circonferance, divin, très-heureux, très-grand, très-sage, éternel. En lui sont d’autres Dieux, la terre, la mer, les astres, qui s’entretiennent d’une harmonieuse et perpétuelle agitation et danse divine, tantôt se rencontrans, tantôt s’esloignans, se cachans, se montrans, changeans de rang, ores devant et ores derrière. Heraclitus establissoit le monde être composé par feu et, par l’ordre des destinées, se devoir enflammer et résoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaître. Et des hommes dit Apuleie : Sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mère la narration d’un prêtre Aegyptien tirée de leurs monuments, témoignant l’ancienneté de cette nation infinie et comprenant la naissance et progrès des autres pays au vrai. Cicero et Diodorus disent de leur temps que les Chaldées tenaient regitre de quatre cent mille tant d’ans ; Aristote, Pline et autres, que Zoroastre vivait six mille ans avant l’âge de Platon. Platon dit que ceux de la ville de Saïs ont des mémoires par écrit de huit mille ans, et que la ville d’Athènes fut bâtie mille ans avant la-dicte ville de Saïs ; Epicurus, qu’en même temps que les choses sont ici comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en même façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu’il eût dit plus assuréement, s’il eût vu les similitudes et convenances de ce nouveau monde des Indes occidentales avec le nôtre, presant et passé, en si étranges exemples. En vérité, considérant ce qui est venu à notre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir, en une très grande distance de lieux et de temps, les rencontres d’un grand nombre d’opinions populaires monstrueuses et des meurs et creances sauvages, et qui, par aucun biais, ne semblent tenir à notre naturel discours. C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain ; mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus heteroclite ; elle se trouve aussi en noms, en accidents et en mille autres choses. Car on y trouve des nations n’ayant, que nous sachons, oui nouvelles de nous, où la circoncision était en crédit ; où il y avait des états et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes ; où nos jeusnes et notre carême était représenté, y ajoutant l’abstinence des femmes ; où nos croix étaient en diverses façons en crédit : ici on en honorait les sépulture ; on les appliquait là, et nomméement celle de Saint André, à se défendre des visions nocturnes et à les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements ; ailleurs ils en rencontrèrent une de bois, de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluie, et celle là bien fort avant dans la terre ferme ; on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers ; l’usage des mitres, le coelibat des prêtres, l’art de diviner par les entrailles des animaux sacrifiez ; l’abstinence de toute sorte de chair et poisson à leur vivre, la façon aux prêtres d’user en officiant de langue particulière et non vulgaire ; et cette fantaisie, que le premier dieu fut chassé par un second, son frère puisné ; qu’ils furent creés avec toutes commodités, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur péché, changé leur territoire et empiré leur condition naturelle ; qu’autrefois ils ont été submergez par l’innondation des eaux célestes ; qu’il ne s’en sçauva que peu de familles, qui se jetèrent dans les hauts creux des montaignes, lesquels creux ils boucherent, si que l’eau n’y entre point, ayant enfermé là dedans plusieurs sortes d’animaux ; que, quand ils sentirent la pluie cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels étant revenus nets et mouillez, ils jugèrent l’eau n’être encore guiere abaissée ; depuis, en ayant fait sortir d’autres et les voyant revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu’ils trouvèrent plain seulement de serpents. On rencontra en quelque endroit la persuasion du jour du jugement, si qu’ils s’offençoient merveilleusement contre les Espagnols, qui espendoient les os des trespassez en fouillant les richesses des sépulture, disant que ces os escartez ne se pourraient facilement rejoindre ; la trafique par échange, et non autre, foires et marchez pour cet effet ; des neins et personnes difformes pour l’ornement des tables des princes ; l’usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oiseaux ; subsides tyranniques ; delicatesses de jardinages ; danses, sauts bateleresques ; musique d’instruments ; armoiries ; jeux de paume, jeu de dez et de sort auquel ils s’eschauffent souvent jusques à s’y jouer eux mêmes et leur liberté ; médecine non autre que de charmes ; la forme d’écrire par figures ; créance d’un seul premier homme, père de tous les peuples ; adoration d’un dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeûne et poenitence, preschant la loi de nature et des cerimonies de la religion, et qui disparut du monde sans mort naturelle ; l’opinion de géants ; l’usage de s’enivrer de leurs breuvages et de boire d’autant ; ornements religieux peints d’ossements et têtes de morts, surplys, eau-beniste, aspergez ; femmes et serviteurs qui se présentent à l’envi à se brûler et enterrer, avec le mari ou maître trépassé ; loi que les aisnez succèdent à tout le bien, et n’est réservé aucune part au puisné, que d’obéissance ; coutume, à la promotion de certain office de grande autorité, que celui qui est promeu prend un nouveau nom et quitte le sien ; de verser de la chaux sur le genou de l’enfant freschement nay, en lui disant : Tu es venu de poudre et retourneras en poudre ; l’art des augures. Ces vains ombrages de notre religion qui se voient en aucuns exemples, en témoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s’est aucunement insinuée en toutes les nations infidèles de deça par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration. Car on y trouva aussi la créance du purgatoire, mais d’une forme nouvelle : ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les âmes et purgées et punies par la rigueur d’une extrême froidure. Et m’advertit cet exemple d’une autre plaisante diversité, car, comme il s’y trouva des peuples qui aymoyent à deffubler le bout de leur membre et en retranchoient la peau à la Mahumetane et à la Juifve, il s’y en trouva d’autres qui faisaient si grande conscience de le deffubler qu’à tout des petits cordons ils portaient leur peau bien soigneusement estirée et attachée au-dessus, de peur que ce bout ne vit l’air. Et de cette diversité aussi, que, comme nous honorons les Rois et les fêtes en nous parant des plus honnêtes vêtements que nous ayons : en aucunes régions, pour montrer toute disparité et submission à leur Roi, les sujets se présentaient à lui en leurs plus viles habillements, et entrant au palais prennent quelque vieille robe deschirée sur la leur bonne, à ce que tout le lustre et l’ornement soit au maître. Mais suyvons. Si nature enserre dans les termes de son progrès ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugements et opinions des hommes ; si elles ont leur révolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les chous ; si le ciel les agite et les roule à sa poste, quelle magistrale autorité et permanante leur allons nous attribuant ? Si par expérience nous touchons à la main que la forme de notre être despend de l’air, du climat et du terroir où nous naissons, non seulement le tainct, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultés de l’âme, et plaga coeli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit, dit Vegece ; et que la Déesse fondatrice de la ville d’Athènes choisit à la situer une température de pays qui fit les hommes prudents, comme les prêtres d’Aegipte aprindrent à Solon, Athenis tenue coelum, ex quo etiam acutiores putantur Attici ; crassum Thebis, itaque pingues Thebani et valentes ; en manière que, ainsi que les fruits naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et moins belliqueux, justes, temperans et dociles : ici sujets au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise ; ici enclins à superstition, ailleurs à la mescreance ; ici à la liberté, ici à la servitude ; capables d’une science ou d’un art, grossiers ou ingénieux, obeïssans ou rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion si on les change de place, comme les arbres : qui fut la raison pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses de abandonner leur pays âpre et bossu pour se transporter en un autre doux et plain, disant que les terres grasses et molles font les hommes mols, et les fertiles les esprits infertiles ; si nous voyons tantôt fleurir un art, une opinion, tantôt une autre, par quelque influance céleste ; tel siècle produire telles natures et incliner l’humain genre à tel ou tel pli ; les épris des hommes tantôt gaillars, tantôt maigres, comme nos chams ; que deviennent toutes ces belles prerogatifves de quoi nous nous allons flatant ? Puis qu’un homme sage se peut mesconter, et cent hommes, et plusieurs nations, voire et l’humaine nature selon nous se mesconte plusieurs siècles en ceci ou en cela, quelle sûreté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, et qu’en ce siècle elle ne soit en mesconte ? Il me semble, entre autres témoignages de notre imbécillité, que celui-ci ne mérite pas d’être oublié, que par désir mêmes, l’homme ne sache trouver ce qu’il lui faut ; que, non par jouissance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions être d’accord de ce de quoi nous avons besoin pour nous contenter. Laissons à notre pensée tailler et coudre à son plaisir, elle ne pourra pas seulement désirer ce qui lui est propre, et se satisfaire :

quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non poeniteat votique peracti ?
C’est pourquoi Socrates ne requérait les dieux sinon de lui donner ce qu’ils savaient lui être salutaire. Et la prière des Lacedemoniens, publique et privée, portait simplement les choses bonnes et belles leur être octroyées : remettant à la discrétion divine le triage et choix d’icelles :

Conjugium petimus partumque uxoris ; at illi
Notum qui pueri qualisque futura sit uxor.
Et le Chrétien supplie Dieu que sa volonté soit faite, pour ne tomber en l’inconvénient que les poetes feignent du Roi Midas. Il requit les dieux que tout ce qu’il toucherait se convertit en or. Sa prière fut exaucée : son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d’or sa chemise et son vêtement ; de façon qu’il se trouva accablé sous la jouissance de son désir et estrené d’une commodité insupportable. Il lui desprier ses prières,

Attonitus novitate mali, divesque miserque,
Effugere optat opes, et quae modo voverat, odit.
Disons de moi-même. Je demandais à la fortune, autant qu’autre chose, l’ordre Saint Michel, étant jeune : car c’était lors l’extrême marque d’honneur de la noblesse Françoise et très-rare. Elle me l’a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place pour y avaindre, elle m’a bien plus gratieusement traité, elle l’a ravallé et rabaissé jusques à mes épaules et au dessous. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayant requis, ceux là leur Déesse, ceux-ci leur Dieu, d’une récompense digne de leur piété, eurent la mort pour présent, tant les opinions célestes sur ce qu’il nous faut, sont diverses aux nôtres. Dieu pourrait nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé même, quelquefois à notre dommage : car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas toujours salutaire. Si, au lieu de la guérison, il nous envoie la mort ou l’empirement de nos maux, Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt, il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est dû que nous ne pouvons faire ; et le devons prendre en bonne part, comme d’une main très-sage et très-amie :

si consilium vis
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conveniat nobis, rebusque sit utile nostris :
Charior est illis homo quam sibi.
Car de les requerir des honneurs, des charges, c’est les requerir qu’ils vous jettent à une bataille ou au jeu de dez, ou telle autre chose de laquelle l’issue vous est incognue et le fruit doubteux. Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme, duquel, par le calcul de Varro, nasquirent 288 sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiae ratione dissentit.

Très mihi convivae propre dissentire videntur,
Poscentes vario multum diversa palato :
Quid dem ? quid non dem ? Renuis tu quod jubet alter ;
Quod petis, id sanè est invisum acidumque duobus.
Nature devrait ainsi répondre à leurs contestations et à leurs débats. Les uns disent notre bien être loger en la vertu, d’autres en la volupté, d’autres au consentir à nature ; qui, en la science ; qui, à n’avoir point de douleur ; qui, à ne se laisser emporter aux apparences (et à cette fantaisie semble retirer cet’autre, de l’antien Pythagoras,

Nil admirari prope res est una, Numaci,
Solaque quae possit facere et servare beatum,
qui est la fin de la secte Pyrrhonienne) ; Aristote attribue à magnanimité rien n’admirer. Et disait Archesilas les soustenemens et l’état droit et inflexible du jugement être les biens, mais les consentements et applications être les vices et les maux. Il est vrai qu’en ce qu’il l’establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrronisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c’est l’Ataraxie, qui est l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative ; mais le même bransle de leur âme qui leur fait fuir les précipices et se mettre à couvert du serein, celui là même leur présente cette fantaisie et leur en fait refuser une autre. Combien je désire que, pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus savant homme qui nous reste, d’un esprit très-poly et judicieux, vraiment germain à mon Turnebus, eût et la volonté, et la santé, et assez de repos pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincèrement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l’ancienne philosophie sur le sujet de notre être et de nos meurs, leurs controverses, le crédit et suite des pars, l’application de la vie des auteurs et sectateurs à leurs préceptes és accidents mémorables et exemplaires. Le bel ouvrage et utile que ce serait’ Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le règlement de nos meurs, à quelle confusion nous rejetons nous ! Car ce que notre raison nous y conseille de plus vraisemblable, c’est généralement à chacun d’obeir aux lois de son pays, comme est l’avis de Socrates inspiré, dit-il, d’un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que notre devoir n’a autre règle que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connaissait qui eût corps et véritable essence, il ne l’atacheroit pas à la condition des coutumes de cette contrée ou de celle là ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes que la vertu prendrait sa forme. Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. Dépuis que je suis nay, j’ai vu trois et quatre fois rechanger celle des Anglais, nos voisins, non seulement en sujet politique, qui est celui qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important sujet qui puisse être, à savoir de la religion. De quoi j’ai honte et dépit, d’autant plus que c’est une nation à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de notre ancien cousinage. Et chez nous ici, j’ai vu telle chose qui nous était capitale, devenir légitime ; et nous, qui en tenons d’autres, sommes à mêmes, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’être un jour criminels de laese majesté humaine et divine, notre justice tombant à la merci de l’injustice, et, en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvait ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine connaissance l’ignorance de l’être divin, et apprendre aux hommes que la religion n’était qu’une pièce de leur invention, propre à lier leur société, qu’en déclarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l’instruction de son trepied, que le vrai culte à chacun était celui qu’il trouvait observé par l’usage du lieu où il était ? O Dieu ! quelle obligation n’avons nous à la benignité de notre souverain créateur pour avoir desniaisé notre créance de ces vagabondes et arbitraires devotions et l’avoir logée sur l’éternelle base de sa sainte parole’ Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suyvons les lois de notre pays ? c’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyais hyer en crédit, et demain plus, et que le trajet d’une rivière fait crime ? Quelle vérité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? Mais ils sont plaisants quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or, ils sont si defortunez (car comment puis je autrement nommer cela que deffortune, que d’un nombre de lois si infini il ne s’en rencontre au moins une que la fortune et témérité du sort ait permis être universellement receue par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-je, si misérables que de ces trois ou quatre lois choisies il n’en y a une seule qui ne soit contredite et desadvoee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes lois naturelles, que l’université de l’approbation. Car ce que nature nous aurait véritablement ordonné, nous l’ensuivrions sans doubte d’un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence que lui ferait celui qui le voudrait pousser au contraire de cette loi. Qu’ils m’en montrent, pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des lois que l’autorité et opinion du legislateur ; et que, cela mis à part, le bon et l’honnête perdoyent leurs qualités et demeuraient des noms vains de choses indifférentes. Thrasimacus en Platon estime qu’il n’y a point d’autre droit que la commodité du supérieur. Il n’est chose en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et lois. Telle chose est ici abominable, qui apporte recommandation ailleurs, comme en Lacedemone la subtilité de dérober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,

gentes esse feruntur
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Jungitur, et pietas geminato crescit amore.
Le meurtre des enfants, meurtre des pères, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation. Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit és autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance.

Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est.
Les sujets ont divers lustres et diverses considérations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation regarde un sujet par un visage, et s’arrête à celui là ; l’autre, par un autre. Il n’est rien si horrible à imaginer que de manger son père. Les peuples qui avoyent anciennement cette coutume, la prenoyent toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cerchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne et honorable sépulture, logeant en eux mêmes et comme en leurs moelles les corps de leurs pères et leurs reliques, les vivifiant aucunement et regenerant par la transmutation en leur chair vive au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aysé à considérer quelle cruauté et abomination c’eût été, à des hommes abreuvez et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille des parents à la corruption de la terre et nourriture des bêtes et des vers. Licurgus considera au larrecin la vivacité, diligence, hardiesse et adresse qu’il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l’utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien ; et estima que de cette double institution, à assaillir et à defandre, il s’en tirait du fruit à la discipline militaire (qui était la principale science et vertu à quoi il voulait duire cette nation) de plus grande considération que n’était le désordre et l’injustice de se prevaloir de la chose d’autrui. Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et parfumée ; Platon la refusa, disant qu’étant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robe de femme ; mais Aristippus l’accepta, avec cette réponse que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lâcheté de prendre si peu à cœur que Dionisius lui eût craché au visage : Les pêcheurs, dit-il, souffrent bien d’être baignés des ondes de la mer depuis la tête jusqu’aux pieds pour attraper un goujon. Diogenes lavoit ses choulx, et le voyant passer : Si tu savais vivre de choulx, tu ne ferais pas la cour à un tyran. À quoi Aristippus : Si tu savais vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choulx. Voilà comment la raison fournit d’apparence à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre :

bellum, ô terra hospita, portas ;
Bello armantur equi, bellum haec armenta minantur.
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et frena jugo concordia ferre ;
Spes est pacis.
On prêchait Solon de n’épandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : Et c’est pour cela, dit-il, que plus justement je les espans, qu’elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance : O qu’injustement le font mourir ces méchants juges ! –Aimerais tu donc mieux que ce fut justement, lui répliqua il. Nous portons les oreilles percées ; les Grecs tenaient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Schythes immoloyent les étrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cum solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.
J’ai oui parler d’un juge, lequel, où il rencontrait un âpre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matière agitée de plusieurs contrarietez, mettait au marge de son livre : Question pour l’ami ; c’est-à-dire que la vérité était si embrouillée et debatue qu’en pareille cause il pourrait favoriser celle des parties que bon lui semblerait. Il ne tenait qu’à faute d’esprit et de suffisance qu’il ne peut mettre par tout : Question pour l’ami. Les advocats et les juges de notre temps trouvent à toutes causes assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépandant de l’autorité de tant d’opinions et d’un sujet si arbitraire, il ne peut être qu’il n’en naisse une confusion extrême de jugements. Aussi n’est-il guiere si cler procès auquel les avis ne se trouvent divers. Ce qu’une compagnie a jugé, l’autre le juge au contraire, et elle mêmes au contraire une autre fois. De quoi nous voyons des exemples ordinaires par cette licence, qui tâche merveilleusement la cerimonieuse autorité et lustre de notre justice, de ne s’arrêter aux arrêts, et courir des uns aux autres juges pour décider d’une même cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c’est chose où il n’est besoin de s’étendre, et où il se trouve plusieurs avis qui valent mieux teus que publiez aux faibles esprits. Arcesilaus disait n’être considérable en la paillardise, de quel côté et par où on le fut. Et obscoenas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, aetate, figura metiendas Epicurus putat. Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quaeramus ad quam usque aetatem juvenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoïques et, sur ce propos, le reproche de Dicaearchus à Platon même, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences éloignées de l’usage commun et excessives. Les lois prennent leur autorité de la possession et de l’usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s’ennoblissent en roulant, comme nos rivières : suyvez les contremont jusques à leur source, ce n’est qu’un petit surion d’eau à peine reconnaissable, qui s’enorgueillit ainsi et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considérations qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur et de reverence : vous les trouverez si légères et si delicates, que ces gens ici qui poisent tout et le ramènent à la raison, et qui ne reçoivent rien par autorité et à crédit, il n’est pas merveille s’ils ont leurs jugements souvent très-esloignez des jugémens publiques. Gens qui prennent pour patron l’image première de nature, il n’est pas merveille si, en la plupart de leurs opinions, ils gauchissent la voie commune. Comme, pour exemple : peu d’entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages ; et la plupart ont voulu les femmes communes et sans obligation. Ils refusaient nos cérémonies. Chrysippus disait qu’un philosophe fera une douzaine de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d’olives. A peine eût il donné avis à Clisthenes de refuser la belle Agariste, sa fille, à Hippoclides pour lui avoir vu faire l’arbre fourché sur une table. Metroclez lâcha un peu indiscretement un pet en disputant, en présence de son école, et se tenait en sa maison, caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter ; et, adjoutant à ses consolations et raisons l’exemple de sa liberté, se mettant à peter à l’envi avec lui, il lui ôta ce scrupule, et de plus le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Peripatetique, plus civile, laquelle jusques lors il avait suivi. [p. 584] Ce que nous appelons honnêteté, de n’oser faire à découvert ce qui nous est honnête de faire à couvert, ils l’appelaient sottise ; et de faire le fin à taire et desadvouer ce que nature, coutume et notre désir publient et proclament de nos actions, ils l’estimaient vice. Et leur semblait que c’était affoler les mystères de Venus que de les ôter du retiré sacraire de son temple pour les exposer à la vue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c’était les avilir (c’est une espèce de poix que la honte ; la recelation, reservation, circonscription, parties de l’estimation) ; que la volupté très ingenieusement faisait instance, sous le masque de la vertu, de n’être prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d’ôter les bordels publiques, c’est non seulement épandre par tout la paillardise qui était assignée à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes à ce vice par la malaisance.

Moechus es Aufidiae, qui vir, Corvine, fuisti ;
Rivalis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliéna placet tibi, quae tua non placet uxor ?
Nunquid securus non potes arrigere ?
Cette expérience se diversifie en mille exemples :

Nullus in urbe fuit tota qui tangere vellet
Uxorem gratis, Caeciliane, tuam,
Dum licuit ; sed nunc, positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.
On demandait à un philosophe, qu’on surprit à même, ce qu’il faisait. Il répondit tout froidement : Je plante un homme, ne rougissant non plus d’être rencontré en cela que si on l’eût trouvé plantant des aulx. C’est, comme j’estime, d’une opinion trop tendre et respectueuse, qu’un grand et religieux auteur tient cette action si nécessairement obligée à l’occultation et à la vergoigne, qu’en la licence des embrassements cyniques il ne se peut persuader que la besoigne en vint à sa fin, ains qu’elle s’arrêtait à représenter des mouvements lascifs seulement, pour maintenir l’impudence de la profession de leur école ; et que, pour eslancer ce que la honte avait contraint et retiré, il leur était encore après besoin de chercher l’ombre. Il n’avait pas vu assez avant en leur débauche. Car Diogenes, exerçant en publiq sa masturbation, faisait souhait en présence du peuple assistant, qu’il peut ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui lui demandaient pourquoi il ne cherchait lieu plus commode à manger qu’en pleine rue : C’est, répondit il, que j’ai faim en pleine rue. Les femmes philosofes, qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne en tout lieu, sans discrétion ; et Hipparchia ne fut receue en la société de Crates qu’en condition de suyvre en toutes choses les us et coutumes de sa règle. Ces philosophes ici donnaient extrême prix à la vertu et refusaient toutes autres disciplines que la morale ; si est ce qu’en toutes actions ils attribuoyent la souveraine autorité à l’election de leur sage et au-dessus des lois : et n’ordonnoyent aux voluptés autre bride que la modération et la conservation de la liberté d’autrui. Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade et gracieux au sain, l’aviron tortu dans l’eau et droit à ceux qui le voient hors de là, et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux sujets, argumenterent que tous sujets avaient en eux les causes de ces apparences ; et qu’il y avait au vin quelque amertume qui se rapportait au goût du malade, l’aviron certaine qualité courbe se rapportant à celui qui le regarde dans l’eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire que tout est en toutes choses, et par conséquent rien en aucune, car rien n’est où tout est. Cette opinion me ramentoit l’expérience que nous avons, qu’il n’est aucun sens ni visage, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux écrits qu’il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure et parfaite qui puisse être, combien de fauceté et de mensonge a l’on fait naître ? quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? C’est pour cela que les auteurs de telles erreurs ne se veulent jamais départir de cette preuve, du témoignage de l’interprétation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par autorité cette quête de la pierre philosophale où il est tout plongé, m’allégua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disait s’être premièrement fondé pour la décharge de sa conscience (car il est de profession ecclesiastique) ; et, à la vérité, l’invention n’en était pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la défense de cette belle science. Par cette voie se gagne le crédit des fables divinatrices. Il n’est prognostiqueur, s’il a cette autorité qu’on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne face dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sybilles : car il y a tant de moyens d’interprétation qu’il est malaisé que, de biais ou de droit fil, un esprit ingénieux ne rencontre en tout sujet quelque air qui lui serve à son point. Pourtant se trouve un style nubileux et doubteux en si fréquent et ancien usage’Que l’auteur puisse gagner cela d’attirer et enbesoigner à soi la postérité (ce que non seulement la suffisance, mais autant ou plus la faveur fortuite de la matière peut gagner) ; qu’au demeurant il se présente, par bestise ou par finesse, un peu obscurement et diversement : il ne lui chaille ! Nombre d’esprits, le belutants et secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à côté, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regens du Lendit. C’est ce qui a fait valoir plusieurs choses de néant, qui a mis en crédit plusieurs écrits, et chargé de toute sorte de matière qu’on a voulu : une même chose recevant mille et mille, et autant qu’il nous plaît d’images et considérations diverses. Est-il possible qu’Homère aie voulu dire tout ce qu’on lui fait dire ; et qu’il se soit presté à tant et si diverses figures que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens qui traitent sciences, pour différemment et contrairement qu’ils les traitent, s’appuient de lui, s’en rapportent à lui : maître général à tous offices, ouvrages et artisans ; Général Conseillier à toutes entreprises. Quiconque a eu besoin d’oracles et de predictions, en y a trouvé pour son fait. Un personnage savant, et de mes amis, c’est merveille quels rencontres et combien admirables il en fait naitre en faveur de notre religion ; et ne se peut aisément départir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homère (si lui est cet auteur aussi familier qu’à homme de notre siècle). Et ce qu’il trouve en faveur de la nôtre, plusieurs anciennement l’avaient trouvé en faveur des leurs.

Voyez demener et agiter Platon. Chacun, s’honorant de l’appliquer à soi, le couche du côté qu’il le veut. On le promène et l’insere à toutes les nouvelles opinions que le monde reçoit ; et le différente l’on a soi-mêmes selon le different cours des choses. On fait desadvouer à son sens les meurs licites en son siècle, d’autant qu’elles sont illicites au notre. Tout cela vifvement et puissamment, autant qu’est puissant et vif l’esprit de l’interprète. Sur ce même fondement qu’avait Heraclitus et cette sienne sentence, que toutes choses avaient en elles les visages qu’on y trouvait, Democritus en tirait une toute contraire conclusion, c’est que les sujets n’avaient du tout rien de ce que nous y trouvions ; et de ce que le miel était doux à l’un et amer à l’autre, il argumentoit qu’il n’était ni doux ni amer. Les Pyrrhoniens diraient qu’ils ne savent s’il est doux ou amer, ou ni l’un ni l’autre, ou tous les deux : car ceux-ci gagnent toujours le haut point de la dubitation. Les Cirenaiens tenoint que rien n’était perceptible par le dehors, et que cela était seulement perceptible, qui nous touchait par l’interne attouchemant, comme la douleur et la volupté, ne recognoissants ni ton ni couleur, mais certaines affections seulement qui nous en venoint ; et que l’homme n’avait autre siège de son jugement. Protagoras estimait être vrai à chacun ce qui semble à chacun. Les épicuriens logent aux sens tout jugement et en la notice des choses et en la volupté. Platon a voulu le jugement de la vérité et la vérité mêmes, retirée des opinions et des sens, appartenir à l’esprit et à la cogitation. Ce propos m’a porté sur la considération des sens, auxquels gist le plus grand fondement et preuve de notre ignorance. Tout ce qui se connaît, il se connaît sans doubte par la faculté du connaissant : car, puis que le jugement vient de l’opération de celui qui juge, c’est raison que cette opération il la parface par ses moiens et volonté, non par la contrainte d’autrui, comme il adviendroit si nous connaissions les choses par la force et selon la loi de leur essence. Or toute connaissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maîtres,

via qu’à munita fidei
Proxima fert humanum in pectus templaque mentis.
La science commence par eux et se résout en eux. Après tout, nous ne saurions non plus qu’une pierre, si nous ne sçavions qu’il y a son, odeur, lumière, saveur, mesure, pois, mollesse, durté, âpreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voilà le plant et les principes de tout le bâtiment de notre science. Et, selon aucuns, science n’est autre chose que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me saurait faire reculer plus arrière. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine connaissance :

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid majore fide porro quam sensus haberi
Debet ?
Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, toujours faudra il leur donner cela, que par leur voie et entremise s’achemine toute notre instruction. Cicero dit que Chrisippus, ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se représenta à soi mêmes des arguments au contraire et des oppositions si vehementes qu’il n’y peut satisfaire. Sur quoi Carneades, qui maintenait le contraire parti, se vantait de se servir des armes mêmes et paroles de Chrysippus pour le combattre, et s’escrioit à cette cause contre lui : O misérable, ta force t’a perdu’ Il n’est aucun absurde selon nous plus extrême que de maintenir que le feu n’eschaufe point, que la lumière n’éclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer ni de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens, ni créance ou science en l’homme qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La première considération que j’ai sur le sujet des sens, c’est que je mets en doubte que l’homme soit prouveu de tous sens naturels. Je vois plusieurs animaux qui vivent une vie entière et parfaite, les uns sans la vue, autres sans l’ouïe : qui sait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens ? car, s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir le défaut. C’est le privilège des sens d’être l’extrême borne de notre apercevance : il n’y a rien au delà d’eux qui nous puisse servir à les découvrir ; voire ni l’un sens n’en peut découvrir l’autre,

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive revincent ?
Ils font trestous la ligne extrême de notre faculté,

seorsum cuique potestas
Divisa est, sua vis cuique est.
Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut. Parquoy nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu’elle n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument ni similitude, qui loge en son imagination aucune appréhension de lumière, de couleur et de vue. Il n’y a rien plus arrière qui puisse pousser le sens en évidence. Les aveugles nais, qu’on voit désirer à y voir, ce n’est pas pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous qu’ils ont à dire quelque chose, qu’ils ont quelque chose à désirer, qui est en nous, la quelle ils nomment bien, et ses effets et conséquences ; mais ils ne savent pourtant pas que c’est, ni ne l’aprehendent ni près ni loin. J’ai vu un gentilhomme de bonne maison, aveugle nay, au-moins aveugle de tel âge qu’il ne sait que c’est que vue : il entend si peu ce qui lui manque, qu’il use et se sert comme nous des paroles propres au voir, et les applique d’une mode toute sienne et particulière. On lui présentait un enfant du quel il était parrain ; l’ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dit-il, le bel enfant ! qu’il le fait beau voir ! qu’il a le visage guay’Il dira comme l’un d’entre nous : Cette sale a une belle vue : il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car, par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, et qu’il l’a oui dire, il s’y affectionne et s’y embesoigne, et croid y avoir la même part que nous y avons ; il s’y pique et s’y plaît, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On lui crie que voilà un lièvre, quand on est en quelque belle splanade où il puisse piquer ; et puis on lui dit encore que voilà un lièvre pris : le voilà aussi fier de sa prise, comme il ait dire aux autres qu’ils le sont. L’esteuf, il le prend à la main gauche et le pousse à tout sa raquette ; de la harquebouse, il en tire à l’aventure, et se paye de ce que ses gens lui disent qu’il est ou haut ou costié. Que sait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce défaut la plupart du visage des choses nous soit caché ? Que sait-on si les difficultés que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature viennent de là ? et si plusieurs effets des animaux qui excèdent notre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens que nous ayons à dire ? et si aucuns d’entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen et entière que la nôtre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens ; nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l’odeur et de la douceur ; outre cela, elle peut avoir d’autres vertus, comme d’assécher ou restreindre, auxquelles nous n’avons point de sens qui se puisse rapporter. Les propriétés que nous apellons occultes en plusieurs choses, comme à l’aimant d’attirer le fer, n’est-il pas vraisemblable qu’il y a des facultés sensitives en nature, propres à les juger et à les apercevoir, et que le défaut de telles facultés nous apporte l’ignorance de la vraie essence de telles choses ? C’est à l’aventure quelque sens particulier qui découvre aux coqs l’heure du matin et de minuit, et les émeut à chanter ; qui apprend aux poules, avant tout usage et expérience, de craindre un esparvier, et non une oie, ni un paon, plus grandes bêtes ; qui advertit les poulets de la qualité hostile qui est au chat contre eux et à ne se desfier du chien, s’armer contre le mionement, voix aucunement flatteuse, non contre l’abaier, voix âpre et quereleuse ; aux freslons, aux formis et aux rats, de choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire avant que d’y avoir tasté ; et qui achemine le cerf, l’elefant, le serpent à la connaissance de certaine herbe propre à leur guérison. Il n’y a sens qui n’ait une grande domination, et qui n’apporte par son moyen un nombre infini de connaissances. Si nous avions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie et de la voix, cela apporterait une confusion inimaginable à tout le reste de notre science. Car, outre ce qui est attaché au propre effet de chasque sens, combien d’arguments, de conséquences et de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l’un sens à l’autre ! Qu’un homme entendu imagine l’humaine nature produicte originellement sans la vue, et discoure combien d’ignorance et de trouble lui apporterait un tel défaut, combien de ténèbres et d’aveuglement en notre âme : on verra par là combien nous importe à la connaissance de la vérité la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une vérité par la consultation et concurrence de nos cinq sens ; mais à l’aventure fallait-il l’accord de huit ou de dix sens et leur contribution pour l’apercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combattent la science de l’homme, elles la combattent principalement par l’incertitude et faiblesse de nos sens : car, puis que toute connaissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au raport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou alterent ce qu’ils nous charrient du dehors, si la lumière qui par eux s’écoule en notre âme, est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir. De cette extrême difficulté sont nées toutes ces fantasies : que chaque sujet a en soi tout ce que nous y trouvons ; qu’il n’a rien de ce que nous y pensons trouver ; et celle des Épicuriens, que le Soleil n’est non plus grand que ce que notre vue le juge,

Quicquid id est, nihilo fertur majore figura
Quam nostris oculis quam cernimus, esse videtur ;
que les apparences qui représentent un corps grand à celui qui en est voisin, et plus petit à celui qui en est éloigné, sont toutes deux vraies,

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli ; et resoluement qu’il n’y a aucune tromperie aux sens ; qu’il faut passer à leur merci, et cercher ailleurs des raisons pour excuser la différence et contradiction que nous y trouvons ; voire inventer toute autre mensonge et rêverie (ils en viennent jusques là) plutôt que d’accuser les sens. Timagoras jurait que, pour presser ou biaizer son œil, il n’avait jamais aperçu doubler la lumière de la chandelle, et que cette semblance venait du vice de l’opinion, non de l’instrument. De toutes les absurdités la plus absurde aux Épicuriens est désavouer la force et effet des sens.

Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Et, si non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quae fuerint juxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda, tamen praestat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusque figurae,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et convellere tota
Fundamenta quibus nixatur vita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Praecipitésque locos vitare, et caetera quae sint
In genere hoc fugienda.
Ce conseil désespéré et si peu philosophique ne représente autre chose, si non que l’humaine sciance ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle et forcenée ; mais qu’encore vaut il mieux que l’homme, pour se faire valoir, s’en serve et de tout autre remède, tant fantastique soit il, que d’avouer sa nécessaire bestise : vérité si desavantageuse’Il ne peut fuir que les sens ne soient les souverains maîtres de sa connaissance ; mais ils sont incertains et falsibliables à toutes circonstances. C’est là où il se faut battre à outrance, et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l’opiniâtreté, la témérité, l’impudence. Au cas que ce que disent les Épicuriens soit vrai, asçavoir que nous n’avons pas de science si les apparences des sens sont fauces ; et ce que disent les Stoïciens, s’il est aussi vrai que les apparences des sens sont si fauces qu’elles ne nous peuvent produire aucune science : nous conclurrons, aux dépens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science. Quant à l’erreur et incertitude de l’opération des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il lui plaira, tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retantir d’un vallon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derrière :

Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diversi licet
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter navim
ubi in medio nobis equus acer obhaesit
Flumine, equi corpus transversum ferre videtur
Vis, et in adversum flumen contrudere raptim.
A manier une balle d’arquebouse sous le second doigt, celui du milieu étant entrelacé par dessus, il faut extrêmement se contraindre, pour avouer qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en représente deux. Car que les sens soient maintesfois maîtres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu’il sait et juge être fauces, il se voit à tous coups. Je laisse à part celui de l’atouchement, qui a ses opérations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois, par l’effet de la douleur qu’il apporte au corps, toutes ces belles résolutions Stoïques,

et contraint de crier au ventre celui qui a établi en son âme ce dogme avec toute résolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifférente, n’ayant la force de rien rabatre du souverain bonheur et félicité en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n’est cœur si mol que le son de nos tabourins et de nos trompettes n’échauffe ; ni si dur, que la douceur de la musique n’éveille et ne chatouille ; ni âme si revêche qui ne se sente touchée de quelque reverence à considérer cette vastité sombre de nos Églises, la diversité d’ornements et ordre de nos cérémonies, et ouïr le son devotieux de nos orgues, et la harmonie si posée et religieuse de nos voix. Ceux même qui y entrent avec mépris, sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant à moi, je ne m’estime point assez fort pour ouïr en sens rassis des vers d’Horace et de Catulle, chantez d’une voix suffisante par une belle et jeune bouche. Et Zenon avait raison de dire que la voix était la fleur de la beauté. On m’a voulu faire accroire qu’un homme, que tous nous autres françois cognoissons, m’avait imposé en me recitant des vers qu’il avait faits, qu’ils n’étaient pas tels sur le papier qu’en l’air, et que mes yeux en feroyent contraire jugement à mes oreilles, tant la prononciation a de crédit à donner prix et façon aux ouvrages qui passent à sa merci. Sur quoi Philoxenus ne fut pas fâcheux, lequel oyant un donner mauvais ton à quelque sienne composition, se print à fouler aux pieds et casser de la brique qui était à lui, disant : Je romps ce qui est à toi, comme tu corromps ce qui est à moi. À quoi faire ceux mêmes qui se sont donnez la mort d’une certaine résolution, destournoyent ils la face pour ne voir le coup qu’ils se faisaient donner ? et ceux qui pour leur santé désirent et commandent qu’on les incise et cauterise, ne peuvent soutenir la vue des apprêts, utils et opération du chirurgien ? attendu que la vue ne doit avoir aucune participation à cette douleur. Cela ne sont ce pas propres exemples à vérifier l’autorité que les sens ont sur le discours ? Nous avons beau savoir que ces tresses sont empruntées d’un page ou d’un laquais ; que cette rougeur est venue d’Espaigne, et cette blancheur et polisseure de la mer Océane, encore faut il que la vue nous force d’en trouver le sujet plus aimable et plus agréable, contre toute raison. Car en cela il n’y a rien du sien,

Auferimur cultu ; gemmis auroque teguntur
Crimina : pars minima est ipsa puella sui.
Saepe ubi sit quod âmes inter tam multa requiras :
Decipit hoc oculos Aegide, dives amor.
Combien donnent à la force des sens les poetes, qui font Narcisse esperdu de l’amour de son ombre,

Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse ;
Se cupit imprudents ; et qui probat, ipse probatur ;
Dumque petit, petitur ; paritérque accendit et ardet ;
et l’entendement de Pygmalion si troublé par l’impression de la vue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime et la serve pour vive’

Oscula dat reddique putat, sequiturque tenetque,
Et crédit tactis digitos insidere membris ;
Et metuit pressos veniat ne livor in artus.
Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clersemez, qui soit suspendue au haut des tours notre Dame de Paris, il verra par raison evidante qu’il est impossible qu’il en tombe, et si ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochiers, si elles sont façonnées à jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous ferions, si elle était à terre. J’ai souvent essayé cela en nos montaignes de deçà (et si suis de ceux qui ne s’effrayent que mediocrement de telles choses) que je ne pouvoy souffrir la vue de cette profondeur infinie sans horreur et tramblement de jarrets et de cuisses, encore qu’il s’en fallut bien ma longueur que je ne fusse du tout au bort, et n’eusse su choir si je ne me fusse porté à escient qu’il y eût, pourvu qu’en cette pente il s’y presentast un arbre ou bosse de rochier pour soutenir un peu la vue et la diviser, que cela nous allege et donne assurance, comme si c’était chose de quoi à la chute nous pussions recevoir secours ; mais que les précipices coupez et uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit ; qui est une evidente imposture de la vue. Ce beau philosophe se creva les yeux pour décharger l’âme de la débauche qu’elle en recevait, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais, à ce conte, il se devait aussi faire estouper les oreilles, que Theophrastus dit être le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer, et se devait priver en fin de tous les autres sens, c’est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance de commander notre discours et notre âme. Fit etiam saepe specie quadam, saepe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius ; saepe etiam cura et timore. Les médecins tiennent qu’il y a certaines complexions qui s’agitent par aucuns sons et instruments jusques à la fureur. J’en ai vu qui ne pouvaient ouïr ronger un os sous leur table sans perdre patience ; et n’est guiere homme qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant que font les limes en raclant le fer ; comme, à ouïr mâcher prés de nous, ou ouïr parler quelqu’un qui ait le passage du gosier ou du nez empêché, plusieurs s’en esmeuvent jusques à la colère et la haine. Ce fleuteur protocole de Gracchus, qui amolissoit, roidissoit et contournoit la vois de son maître lorsqu’il haranguoit à Rome, à quoi servait il, si le mouvement et qualité du son n’avait force à esmouvoir et altérer le jugement des auditeurs ? Vraiment il y a bien de quoi faire si grande fête de la fermeté de cette belle pièce, qui se laisse manier et changer au branle et accidents d’un si léger vent ! Cette même piperie que les sens apportent à notre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Notre âme par fois s’en revanche de même ; ils mentent et se trompent à l’envi. Ce que nous voyons et oyons agitez de colère, nous ne l’oyons pas tel qu’il est,

Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas. L’objet que nous aymons nous semble plus beau qu’il n’est,
Multimodis igitur pravas turpésque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,
et plus laid celui que nous avons à contre cœur. A un homme ennuyé et affligé la clarté du jour semble obscurcie et tenebreuse. Nos sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout par les passions de l’âme. Combien de choses voyons nous, que nous n’apercevons pas si nous avons notre esprit empêché ailleurs ?

In rebus quoque apertis noscere possis,
Si non advertas animum, proinde esse, quasi omni
Tempore semotae fuerint, longéque remotae.
Il semble que l’âme retire au dedans et amuse les puissances des sens. Par ainsi, et le dedans et le dehors de l’homme est plein de faiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié notre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’aventure plus qu’ils ne pensoyent. Quand nous songeons, notre âme vit, agit, exerce toutes ses facultés, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurement, non de tant certes que la differance y soit comme de la nuit à une clarté vifve ; oui, comme de la nuit à l’ombre : là elle dort, ici elle sommeille, plus et moins. Ce sont toujours ténèbres, et ténèbres Cymmerienes. Nous veillons dormans, et veillans dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil ; mais, quand au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur endort par fois les songes. Mais notre veiller n’est jamais si esveillé qu’il purge et dissipe bien à point les resveries, qui sont les songes des veillans, et pires que songes. Notre raison et notre âme, recevant les fantasies et opinions qui lui naissent en dormant, et authorisant les actions de nos songes de pareille approbation qu’elle fait celles du jour, pourquoi ne mettons nous en doubte si notre penser, notre agir, n’est pas un autre songer, et notre veiller quelque espèce de dormir ? Si les sens sont nos premiers juges, ce ne sont pas les nôtres qu’il faut seuls appeler au conseil, car en cette faculté les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouïe plus aigue que l’homme, d’autres la vue, d’autres le sentiment, d’autres l’atouchement ou le goût. Democritus disait que les Dieux et les bêtes avoyent les facultés sensitives beaucoup plus parfaites que l’homme. Or, entre les effets de leurs sens et les nôtres, la différence est extrême. Notre salive nettoie et asseche nos plaies, elle tue le serpent :

Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod alis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Saepe etenim serpents, hominis contacta saliva,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.
Quelle qualité donnerons nous à la salive ? ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa véritable essence que nous cerchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lièvres marins qui nous sont poison, et nous à eux, de manière que du seul attouchement nous les tuons : qui sera véritablement poison, ou l’homme ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme, qui ne nuit point au bœuf ; quelque autre, le boeuf, qui ne nuit point à l’homme : laquelle des deux sera, en vérité et en nature, pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voient toutes choses jaunatres et plus pasles que nous :

Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur
Arquati.
Ceux qui ont cette maladie que les médecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs qui changent ainsi les opérations de notre vue, que savons nous si elles predominent aux bêtes et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes qui ont les yeux jaunes comme nos malades de jaunisse, d’autres qui les ont sanglants de rougeur ; à celles là il est vraisemblable que la couleur des objets parait autre qu’à nous ; quel jugement des deux sera le vrai ? Car il n’est pas dit que l’essence des choses se raporte à l’homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur et l’aigreur touchent le service et science des animaux, comme la nôtre : nature leur en a donné l’usage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les apercevons plus longs et étendus ; plusieurs bêtes ont l’œil ainsi pressé : cette longueur est donc à l’aventure la véritable forme de ce corps, non pas celle que nos yeux lui donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l’œil par dessous, les choses nous semblent doubles,

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum fassiez, et corpora bina.
Si nous avons les oreilles empeschées de quelque chose, ou le passage de l’ouïe resserré, nous recevons le son autre que nous ne faisons ordinairement ; les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n’ont qu’un bien petit trou au lieu de l’oreille, ils n’oyent par conséquent pas ce que nous oyons et reçoivent le son autre. Nous voyons aux fêtes et aux theatres que, opposant à la lumière des flambeaux une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu nous appert ou vert, ou jaune, ou violet,

Et vulgo faciunt id lutea russaque vela
Et ferrugina, cum magnis intenta theatris
Per malos volgata trabesque trementia pendent :
Namque ibi consessum caveai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum, matrumque, deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare colore,
il est vraisemblable que les yeux des animaux, que nous voyons être de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mêmes leurs yeux. Pour le jugement de l’action des sens, il faudrait donc que nous en fussions premièrement d’accord avec les bêtes, secondement entre nous mêmes. Ce que nous ne sommes aucunement ; et entrons en débat tous les coups de ce que l’un ait, voit ou goutte quelque chose autrement qu’un autre ; et debatons, autant que d’autre chose, de la diversité des images que les sens nous raportent. Autrement ait et voit, par la règle ordinaire de nature, et autrement goûte un enfant qu’un homme de trente ans, et celui-ci autrement qu’un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres, selon que nous sommes et qu’il nous semble. Or notre sembler étant si incertain et controversé, ce n’est plus miracle [p. 599] si on nous dit que nous pouvons avouer que la neige nous apparoit blanche, mais que d’établir si de son essence elle est telle et à la vérité, nous ne nous en saurions répondre : et, ce commencement ébranlé, toute la science du monde s’en va nécessairement à vau-l’eau. Quoi, que nos sens mêmes s’entr’empêchent l’un l’autre ? Une peinture semble élevée à la vue, au maniement elle semble plate ; dirons nous que le musc soit aggreable ou non, qui resjouit notre sentiment et offense notre goût ? Il y a des herbes et des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre ; le miel est plaisant au goût, mal plaisant à la vue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu’on appelle en devise : pennes sans fin, il n’y a œil qui en puisse discerner la largeur et qui se sut défendre de cette piperie, que d’un côté elles n’aillent en eslargissant, et s’apointant et estressissant par l’autre, mêmes quand on les roule autour du doigt ; toutefois au maniement elles vous semblent equables en largeur et par tout pareilles. Ces personnes qui, pour aider leur volupté, se servaient anciennement de miroirs propres à grossir et aggrandir l’objet qu’ils représentent, afin que les membres qu’ils avaient à embesoigner, leur pleussent d’avantage par cette accroissance oculaire ; auquel des deux sens donnaient-ils gagné, ou à la vue qui leur représentait ces membres gros et grands à souhait, ou à l’attouchement qui les leur présentait petits et desdaignables ? Sont-ce nos sens qui prestent au sujet ces diverses conditions, et que les sujets n’en aient pourtant qu’une comme nous voyons du pain que nous mangeons : ce n’est que pain, mais notre usage en fait des os, du sang, de la chair, des poils et des ongles :

Ut cibus, in membra atque artus cum diditur omnes,
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.
L’humeur que succe la racine d’un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit ; et l’air n’étant qu’un, il se fait, par l’appliquation à une trompette, divers en mille sortes de sons : sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent de même de diverses qualités ces sujects, ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous résoudre de leur véritable essence ? D’avantage, puis que les accidents des maladies, de la rêverie ou du sommeil, nous font paraître les choses autres qu’elles ne paraissent aux sains, aux sages et à ceux qui veillent, n’est-il pas vraysemblable que notre assiette droite et nos humeurs naturelles ont aussi de quoi donner un être aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder à soi, comme font les humeurs desreglées ? et notre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie ? Pourquoi n’a le temperé quelque forme des objets relative à soi, comme l’intempéré, et ne leur imprimera-il pareillement son charactere ? Le desgouté charge la fadeur au vin ; le sain, la saveur ; l’altéré, la friandise. Or, notre état accommodant les choses à soi et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité : car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. Où le compas, l’esquarre et la règle sont gauches, toutes les proportions qui s’en tirent, tous les bâtiments qui se dressent à leur mesure, sont aussi nécessairement manques et defaillans. L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent :

Denique ut in fabrica, si prava est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri atque obstipa necessum est,
Prava, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Jam ruere ut quaedam videantur velle, ruantque
Prodita judiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum prava necesse est
Falsaque sit, falsis quaecumque à sensibus orta est.
Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons, aux débats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ni à l’autre parti, exempt de chois et d’affection, ce qui ne se peut parmi les Chrétiens, il advient de même en ceci ; car, s’il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, étant lui même partie en ce débat ; s’il est jeune, de même ; sain, de même ; de même, malade, dormant et veillant. Il nous faudrait quelqu’un exempt de toutes ces qualités, afin que, sans praeoccupation de jugement, il jugeât de ces propositions comme à lui indifférentes ; et à ce conte il nous faudrait un juge qui ne fut pas. Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’establira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. Notre fantaisie ne s’applique pas aux choses étrangères, ains elle est conceue par l’entremise des sens ; et les sens ne comprennent pas le sujet étranger, ains seulement leurs propres passions ; et par ainsi la fantaisie et apparence n’est pas du sujet, ains seulement de la passion et souffrance du sens, laquelle passion et sujet sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le sujet. Et de dire que les passions des sens rapportent à l’âme la qualité des sujets étrangers par ressemblance, comment se peut l’âme et l’entendement assurer de cette ressemblance, n’ayant de soi nul commerce avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrates, voyant son portrait, ne peut dire qu’il lui ressemble. Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empêchent par leurs contrarietez et discrepances, comme nous voyons par expérience ; sera ce qu’aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce ; et par ainsi ce ne sera jamais fait. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’être, par ce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ne plus ne moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsi, étant toutes choses subjectes à passer d’un changement en autre, la raison, y cherchant une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanant, par ce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. Platon disait que les corps n’avaient jamais existence, oui bien naissance : estimant qu’Homère eût fait l’océan père des Dieus, et Thétis la mère, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle : opinion commune à tous les Philosophes avant son temps, comme il dit, sauf le seul Parmenides, qui refusait mouvement aux choses, de la force du quel il fait grand cas ; Pythagoras, que toute matière est coulante et labile : les Stoiciens, qu’il n’y a point de temps présent, et que ce que nous appelons présent, n’est que la jointure et assemblage du futur et du passé ; Heraclitus, que jamais homme n’était deux fois entré en même rivière ; Epicharmus, que celui qui a depuis longtemps emprunté de l’argent, ne le doit pas maintenant ; et que celui qui cette nuit a été convié à venir ce matin dîner, vient aujourd’hui non convié, attendu que ce ne sont plus eux : ils sont devenus autres ; et qu’il ne se pouvait trouver une substance mortelle deux fois en même état, car, par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble ; elle vient et puis s’en va. De façon que ce qui commence à naître ne parvient jamais jusques à perfection d’être, pourautant que ce naître n’achève jamais, et jamais n’arrête, comme étant à bout. Ains, depuis la semence, va toujours se changeant et muant d’un à autre. Comme de semence humaine se fait premièrement dans le ventre de la mère un fruit sans forme, puis un enfant formé, puis, étant hors du ventre, un enfant de mamelle ; après il devient garson ; puis conséquemment un jouvenceau ; après un homme fait ; puis un homme d’âge ; à la fin decrepité vieillard. De manière que l’âge et generation subsequente va toujours desfaisant et gastant la précédente :

Mutat enim mundi naturam totius aetas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res : omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.
Et puis nous autres sottement craignons une espèce de mort, là où nous en avons déjà passé et en passons tant d’autres. Car non seulement, comme disait Heraclitus, la mort du feu est generation de l’air, et la mort de l’air generation de l’eau, mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous mêmes. La fleur d’âge se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se termine en fleur d’âge d’homme fait, l’enfance en la jeunesse, et le premier âge meurt en l’enfance, et le jour d’hier meurt en celui du jourd’hui, et le jourd’hui mourra en celui de demain ; et n’y a rien qui demeure ne qui soit toujours un. Car, qu’il soit ainsi, si nous demeurons toujours mêmes et uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d’une chose, et maintenant d’une autre ? Comment est-ce que nous aymons choses contraires ou les haïssons, nous les louons ou nous les blasmons ? Comment avons nous différentes affections, ne retenant plus le même sentiment en la même pensée ? Car il n’est pas vraisemblable que sans mutation nous prenions autres passions ; et ce qui souffre mutation ne demeure pas un même, et, s’il n’est pas un même, il n’est donc pas aussi. Ains, quant et l’être tout un, change aussi l’être simplement, devenant toujours autre d’un autre. Et par conséquent se trompent et mentent les sens de nature, prenant ce qui apparoit pour ce qui est, à faute de bien savoir que c’est qui est. Mais qu’est-ce donc qui est véritablement ? Ce qui est éternel, c’est-à-dire qui n’a jamais eu de naissance, ni n’aura jamais fin ; à qui le temps n’apporte jamais aucune mutation. Car c’est chose mobile que le temps, et qui apparoit comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente ; à qui appartiennent ces mots : devant et après, et a été ou sera, lesquels tout de prime face montrent evidemment que ce n’est pas chose qui soit : car ce serait grande sottise et fauceté toute apparente de dire que cela soit qui n’est pas encore en être, ou qui déjà a cessé d’être. Et quand à ces mots : présent, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenons et fondons l’intelligence du temps, la raison le descouvrant le détruit tout sur le champ : car elle le fend incontinent et le part en futur et en passé, comme le voulant voir nécessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature qui est mesurée, comme au temps qui la mesure. Car il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant ; ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen de quoi ce serait péché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu’il fut ou il sera. Car ces termes là sont declinaisons, passages ou vicissitudes de ce qui ne peut durer ni demeurer en être. Parquoy il faut conclure que Dieu seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais selon une éternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ni subjecte à aucune declinaison ; devant lequel rien n’est, ni ne sera après, ni plus nouveau ou plus récent, ains un realement étant, qui, par un seul maintenant emplit le toujours ; et n’y a rien qui véritablement soit que lui seul, sans qu’on puisse dire : Il a été, ou : Il sera ; sans commencement et sans fin. A cette conclusion si religieuse d’un homme païen je veux joindre seulement ce mot d’un témoin de même condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fournirait de matière sans fin : O la vile chose, dit-il, et abjecte, que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que de l’estandue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. Il s’eslevera si Dieu lui prête extraordinairement la main ; il s’eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens purement célestes. C’est à notre foi Chrétienne, non à sa vertu Stoique, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.

Michel de Montaigne, Essais

Les illustrations

Michel de Montaigne - Portrait - Le Seigneur de Montaigne
Michel de Montaigne - Portrait - Le Seigneur de Montaigne

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Le pdf de l’essai Apologie de Raimond Sebond de Michel de Montaigne est disponible dans le recueil Essais :