Retrouvez l’essai Nous Ne Goûtons Rien de Pur de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 2 Chapitre 20) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger ainsi qu’un résumé et son analyse.
Auteur | Michel de Montaigne |
---|---|
Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre II – Chapitre XX
Nous Ne Goûtons Rien de Pur
LA foiblesse de nostre condition fait que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tomber en nostre usage. Les elemens que nous jouyssons, sont alterez ; et les metaux de mesme ; et l’or, il le faut empirer par quelque autre matiere pour l’accommoder à nostre service. Ny la vertu ainsi simple, qu’Ariston et Pyrrho et encore les Stoïciens faisoient fin de la vie, n’y a peu servir sans composition, ny la volupté Cyrenaique et Aristippique. Des plaisirs et biens que nous avons, il n’en est aucun exempt de quelque meslange de mal et d’incommodité,
medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.
Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plainte. Diriez vous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Voire quand nous en forgeons l’image en son excellence, nous la fardons d’epithetes et qualitez maladifves et douloureuses : langueur, mollesse, foiblesse, deffaillance, Morbidezza ; grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde joye a plus de severité que de gayeté ; l’extreme et plein contantement, plus de rassis que d’enjoué. Ipsa faelicitas, se nisi temperat, premit. L’aise nous masche. C’est ce que dit un verset Grec ancien, de tel sens : Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent ; c’est à dire ils ne nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n’achetons au pris de quelque mal. Le travail et le plaisir, tres-dissemblables de nature, s’associent pourtant de je ne sçay quelle joincture naturelle.
Socrates dict que quelque dieu essaya de mettre en masse et confondre la douleur et la volupté, mais que, n’en pouvant sortir, il s’avisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu’en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sçay s’il vouloit dire autre chose ; mais moy, j’imagine bien qu’il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la melancholie ; je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et delicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a-il pas des complexions qui en font leur aliment ?
est quaedam flere voluptas.
Et dict un Attalus en Seneque que la memoire de nos amis perdus nous agrée comme l’amer au vin trop vieux, Minister vetuli, puer, falerni, Ingere mi calices amariores ; et comme des pommes doucement aigres. Nature nous descouvre cette confusion : les peintres tiennent que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l’un ou l’autre soyent achevez d’exprimer, regardez à la conduicte de la peinture : vous estes en doubte vers lequel c’est qu’on va. Et l’extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. Quand j’imagine l’homme assiegé de commoditez desirables : mettons le cas que tous ses membres fussent saisis pour tousjours d’un plaisir pareil à celuy de la generation en son poinct plus excessif ; je le sens fondre soubs la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté et si universelle. De vray, il fuit, quand il y est, et se haste naturellement d’en eschapper, comme d’un pas où il ne se peut fermir, où il craint d’enfondrer. Quand je me confesse à moy religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aye, a de la teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse estre), s’il y eust escouté de pres, et il y escoutoit de pres, il y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine, mais ton obscur et sensible seulement à soy. L’homme en tout et par tout, n’est que rapiessement et bigarrure. Les loix mesmes de la justice ne peuvent subsister sans quelque meslange d’injustice ; et dit Platon que ceux-là entreprennent de couper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconveniens. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur, dict Tacitus. Il est pareillement vray que, pour l’usage de la vie et service du commerce public, il y peut avoir de l’excez en la pureté et perspicacité de nos esprits ; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité. Il les faut appesantir et emousser pour les rendre plus obeissans à l’exemple et à la pratique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus plus propres et plus heureux à conduire affaires. Et les opinions de la philosophie eslevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. Cette pointue vivacité d’ame, et cette volubilité soupple et inquiete trouble nos negotiations. Il faut manier les entreprises humaines plus grossierement et superficiellement, et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune. Il n’est pas besoin d’esclairer les affaires si profondement et si subtilement. On s’y perd, à la consideration de tant de lustres contraires et formes diverses : Volutantibus res inter se pugnantes obtorpuerant animi. C’est ce que les anciens disent de Simonides : par ce que son imagination luy presentoit (sur la demande que luy avoit faict le Roy Hieron pour à la quelle satisfaire il avoit eu plusieurs jours de pensement) diverses considerations aigues et subtiles, doubtant laquelle estoit la plus vray semblable, il desespera du tout de la verité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences, il empesche son election. Un engin moyen conduit esgallement, et suffit aux executions de grand et de petit pois. Regardez que les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sçavent moins dire comment ils le sont, et que ces suffisans conteurs n’y font le plus souvent rien qui vaille. Je sçay un grand diseur et tres-excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente. J’en sçay un autre qui dict, qui consulte, mieux qu’homme de son conseil, et n’est point au monde une plus belle montre d’ame et de suffisance ; toutesfois, aux effects, ses serviteurs trouvent qu’il est tout autre, je dy sans mettre le malheur en compte.
Michel de Montaigne, Essais