Retrouvez l’essai C’Est Folie de Rapporter le Vray et le Faux a Nostre Suffisance de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 1 Chapitre 27) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre I – Chapitre XXVII
C’Est Folie de Rapporter le Vray et le Faux a Nostre Suffisance
CE n’est pas à l’adventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader : car il me semble avoir apris autrefois que la creance, c’estoit comme un’impression qui se faisoit en nostre ame ; et, à mesure qu’elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in libra ponderibus impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. D’autant que l’ame est plus vuide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion. Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus subjects à estre menez par les oreilles. Mais aussi, de l’autre part, c’est une sotte presumption d’aller desdaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraysemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune. J’en faisoy ainsin autrefois, et si j’oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantemens, des sorceleries, ou faire quelque autre compte où je ne peusse pas mordre,
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures portentaque Thessala,
il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je treuve que j’estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme : non ? que l’experience m’aye dépuis rien fait voir au dessus de mes premieres creances, et si n’a pas tenu à ma curiosité ; mais la raison m’a instruit que de condamner ainsi resoluement une chose pour fauce et impossible, c’est se donner l’advantage d’avoir dans la teste les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres ou miracles ce où nostre raison ne peut aller, combien s’en presente il continuellement à nostre veue ? Considerons au travers de quels nuages et commant à tastons on nous meine à la connoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c’est plustost accoustumance que science qui nous en oste l’estrangeté,
jam nemo, fessus satiate vivendi,
Suspicere in coeli dignatur lucida templa,
et que ces choses là, si elles nous estoyent presentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables que aucunes autres,
si nunc primum mortalibus adsint
Ex improviso, ceu sint objecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore credere gentes.
Celuy qui n’avoit jamais veu de riviere, à la premiere qu’il rencontra, il pensa que ce fut l’Ocean. Et les choses qui sont à nostre connoissance les plus grandes, nous les jugeons estre les extremes que nature face en ce genre,
Scilicet et fluvius, qui non est maximus, eii est
Qui non ante aliquem majorem vidit, et ingens
Arbor homoque videtur ; et omnia de genere omni
Maxima quae vidit quisque, haec ingentia fingit.
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum quas semper vident.
La nouvelleté des choses nous incite plus que leur grandeur à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vray-semblables, tesmoignées par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les faut-il laisser en suspens : car de les condamner impossibles, c’est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir jusques où va la possibilité. Si l’on entendoit bien la difference qu’il y a entre l’impossible et l’inusité, et entre ce qui est contre l’ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement, on observeroit la regle de : Rien trop, commandée par Chilon. Quant on trouve, dans Froissard, que le conte de Foix sçeut, en Bearn, la defaite du Roy Jean de Castille, à Juberoth, le lendemain qu’elle fut advenue, et les moyens qu’il en allegue, on s’en peut moquer ; et de ce mesme que nos annales disent que le Pape Honorius, le propre jour que le Roy Philippe Auguste mourut à Mante, fit faire ses funerailles publiques et les manda faire par toute l’Italie. Car l’authorité de ces tesmoins n’a pas à l’adventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoy ? si Plutarque, outre plusieurs exemples qu’il allegue de l’antiquité, dict sçavoir de certaine science que, du temps de Domitian, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne, à plusieurs journées de là, fut publiée à Rome et semée par tout le monde le mesme jour qu’elle avoit esté perdue ; et si Caesar tient qu’il est souvent advenu que la renommée a devancé l’accident : dirons nous pas que ces simples gens-là se sont laissez piper apres le vulgaire, pour n’estre pas clairvoyans comme nous ? Est-il rien plus delicat, plus net et plus vif que le jugement de Pline, quand il lui plaist de le mettre en jeu, rien plus esloingné de vanité ? je laisse à part l’excellence de son sçavoir, duquel je fay moins de conte : en quelle partie de ces deux là le surpassons nous ? Toutesfois il n’est si petit escolier qui ne le convainque de mensonge, et qui ne luy veuille faire leçon sur le progrez des ouvrages de nature. Quand nous lisons, dans Bouchet, les miracles des reliques de sainct Hilaire, passe : son credit n’est pas assez grand pour nous oster la licence d’y contredire. Mais de condamner d’un train toutes pareilles histoires me semble singuliere impudence. Ce grand sainct Augustin tesmoigne avoir veu, sur les reliques Sainct Gervais et Protaise, à Milan, un enfant aveugle recouvrer la veue ; une femme, à Carthage, estre guerie d’un cancer par le signe de croix qu’une femme nouvellement baptisée luy fit ; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, avec un peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur, et, cette terre dépuis transportée à l’Église, un paralitique en avoir esté soudain guéri ; une femme en une procession, ayant touché à la chasse Sainct Estienne d’un bouquet, et de ce bouquet s’estant frottée les yeux, avoir recouvré la veue, pieça perdue ; et plusieurs autres miracles, où il dict luy mesmes avoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et deux Saincts Evesques, Aurelius et Maximinus, qu’il appelle pour ses recors ? Sera ce d’ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture ? Est-il homme, en nostre siecle, si impudent qui pense leur estre comparable, soit en vertu et pieté, soit en sçavoir, jugement et suffisance ? Qui, ut rationem nullam afferrent, ipsa authoritate me frangerent. C’est une hardiesse dangereuse et de consequence, outre l’absurde temerité qu’elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas. Car apres que, selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu’il se treuve que vous avez necessairement à croire des choses où il y a encores plus d’estrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous estez des-jà obligé de les abandonner. Or ce qui me semble aporter autant de desordre en nos consciences, en ces troubles où nous sommes, de la religion, c’est cette dispensation que les Catholiques font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les entenduz, quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en debat. Mais, outre ce, qu’ils ne voyent pas quel avantage c’est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder et vous tirer arriere, et combien cela l’anime à poursuivre sa pointe, ces articles là qu’ils choisissent pour les plus legiers, sont aucunefois tres-importans. Ou il faut se submettre du tout à l’authorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s’en dispenser. Ce n’est pas à nous à establir la part que nous luy devons d’obeïssance. Et davantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de nostre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus estrange, venant à en communiquer aux hommes sçavans, j’ay trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tres-solide et que ce n’est que bestise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hier d’articles de foy, qui nous sont fables aujourd’huy ? La gloire et la curiosité sont les deux fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defant de rien laisser irresolu et indecis.
Michel de Montaigne, Essais