La vidéo

Le texte

Livre III – Chapitre XI

Des Boyteux

IL y a deux ou trois ans qu’on acoursit l’an de dix jours en France. Combien de changemens devoient suyvre cette reformation’ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : mes voisins trouvent l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs negoces, les jours nuisibles et propices, au mesme point justement où ils les avoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a d’incertitude par tout, tant nostre apercevance est grossiere, obscure et obtuse. On dict que ce reiglement se pouvoit conduire d’une façon moins incommode : soustraiant, à l’exemple d’Auguste, pour quelques années le jour du bissexte, qui ainsi comme ainsin est un jour d’empeschement et de trouble, jusques à ce qu’on fut arrivé à satisfaire exactement ce debte (ce que mesme on n’a pas faict par cette correction, et demeurons encores en arrerages de quelques jours). Et si par mesme moyen on pouvoit prouvoir à l’advenir, ordonnant qu’apres la revolution de tel ou tel nombre d’années ce jour extraordinaire seroit tousjours eclipsé, si que nostre mesconte ne pourroit dores en avant exceder vingt et quatre heures. Nous n’avons autre compte du temps que les ans. Il y a tant de siecles que le monde s’en sert ; et si, c’est une mesure que nous n’avons encore achevé d’arrester, et telle, que nous doubtons tous les jours quelle forme les autres nations luy ont diversement donné, et quel en estoit l’usage. Quoy, ce que disent aucuns, que les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous jettent en incertitude des heures mesme et des jours ? et des moys, ce que dict Plutarque, qu’encore de son temps l’astrologie n’avoit sçeu borner le mouvement de la lune ? Nous voylà bien accommodez pour tenir registre des choses passées. Je ravassois presentement, comme je faicts souvant, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faicts qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en cercher la raison qu’à en cercher la verité : ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. La cognoissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance, et qui en avons l’usage parfaictement plein, selon nostre nature, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l’ame interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, y meslant l’opinion de science. Le determiner et le sçavoir, comme le donner, appartient à la regence et à la maistrise ; à l’inferiorité, subjection et apprentissage appartient le jouyr, l’accepter. Revenons à nostre costume. Ils passent par dessus les effects, mais ils en examinent curieusement les consequences. Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que cela se faict ? –Mais se fait il ? faudroit il dire. Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny baze ; laissez le courre : il bastit aussi bien sur le vuide que sur le plain, et de l’inanité que de matiere,

dare pondus idonea fumo.

Je trouve quasi par tout qu’il faudroit dire : Il n’en est rien ; et employerois souvant cette responce ; mais je n’ose, car ils crient que c’est une deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance. Et me faut ordinairement bateler par compaignie à traicter des subjects et comptes frivoles, que je mescrois entierement. Joinct qu’à la verité il est un peu rude et quereleux de nier tout sec une proposition de faict. Et peu de gens faillent, notamment aux choses mal-aysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu, ou d’alleguer des tesmoins desquels l’authorité arreste nostre contradiction. Suyvant cet usage, nous sçavons les fondemens et les causes de mille choses qui ne furent onques ; et s’escarmouche le monde en mille questions, desquelles et le pour et le contre est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in praecipitem locum non debeat se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leur visages conformes, le port, le goust et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement laches à nous defendre de la piperie, mais que nous cerchons et convions à nous y enferrer. Nous aymons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à nostre estre. J’ay veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’estoufent en naissant, nous ne laissons pas de prevoir le train qu’ils eussent pris s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que de trouver le bout du fil, on en desvide tant qu’on veut. Et y a plus loing de rien à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle là jusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuvez de ce commencement d’estrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu’on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece fauce. Outre ce, que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores, nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu’on nous a presté sans quelque usure et accession de nostre creu. L’erreur particuliere faict premierement l’erreur publique, et à son tour apres, l’erreur publique faict l’erreur particuliere. Ainsi va tout ce bastiment, s’estoffant et formant de main en main : de maniere que le plus esloigné tesmoin en est mieux instruict que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C’est un progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et pour ce faire, ne craint poinct d’adjouster de son invention, autant qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy. Moy-mesme, qui faicts singuliere conscience de mentir et qui ne me soucie guiere de donner creance et authorité à ce que je dis, m’apperçoy toutesfois, aux propos que j’ay en main, qu’estant eschauffé ou par la resistance d’un autre ou par la propre chaleur de la narration, je grossis et enfle mon subject par vois, mouvemens, vigueur et force de parolles, et encore par extention et amplification, non sans interest de la verité nayfve. Mais je le fais en condition pourtant, qu’au premier qui me rameine et qui me demande la verité nue et crue, je quitte soudain mon effort et la luy donne, sans exaggeration, sans emphase et remplissage. La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoi communement les hommes soient plus tendus qu’à donner voye à leurs opinions : où le moyen ordinaire nous faut, nous y adjoustons le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du mal’heur d’en estre là que la meilleure touche de la verité ce soit la multitude des croians, en une presse où les fols surpassent de tant les sages en nombre. Quasi vero quidquam sit tam valde quam nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium est, insanientium turba. C’est chose difficile de resoudre son jugement contre les opinions communes. La premiere persuasion, prinse du subject mesme, saisit les simples ; de là elle s’espend aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages. Pour moy, de ce que je n’en croirois pas un, je n’en croirois pas cent uns. Et ne juge pas les opinions par les ans. Il y a peu de temps que l’un de nos princes, en qui la goute avoit perdu un beau naturel et une allegre composition, se laissa si fort persuader, au raport qu’on faisoit des merveilleuses operations d’un prestre, qui par la voie des parolles et des gestes guerissoit toutes maladies, qu’il fit un long voiage pour l’aller trouver, et par la force de son apprehension persuada et endormit ses jambes pour quelques heures, si qu’il en tira du service qu’elles avoient desapris luy faire il y avoit long temps. Si la fortune eust laissé emmonceler cinq ou six telles advantures, elles estoient capables de mettre ce miracle en nature. On trouva depuis tant de simplesse et si peu d’art en l’architecte de tels ouvrages, qu’on le jugea indigne d’aucun chastiement. Comme si feroit on de la plus part de telles choses, qui les reconnoistroit en leur giste. Miramur ex intervallo fallentia. Nostre veue represente ainsi souvent de loing des images estranges, qui s’esvanouissent en s’approchant. Nunquam ad liquidum fama perducitur. C’est merveille, de combien vains commencemens et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l’information. Car, pendant qu’on cherche des causes et des fins fortes et poisantes et dignes d’un si grand nom, on pert les vrayes : elles eschapent de nostre veue par leur petitesse. Et à la verité, il est requis un bien prudent, attentif et subtil inquisiteur en telles recherches, indifferent, et non preoccupé. Jusques à cette heure, tous ces miracles et evenemens estranges se cachent devant moy. Je n’ay veu monstre et miracle au monde plus expres que moy-mesme. On s’apprivoise à toute estrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy. Le principal droict d’avancer et produire tels accidens est reservé à la fortune. Passant avant hier dans un vilage, à deux lieues de ma maison, je trouvay la place encore toute chaude d’un miracle que venoit d’y faillir, par lequel le voisinage avoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient les provinces voisines de s’en esmouvoir et y accourir à grosses troupes, de toutes qualitez. Un jeune homme du lieu s’estoit joué à contrefaire une nuict en sa maison la voix d’un esprit, sans penser à autre finesse qu’à jouyr d’un badinage present. Cela luy ayant un peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa farce à plus de ressorts, il y associa une fille de village, du tout stupide et niaise ; et furent trois en fin, de mesme aage et pareille suffisance ; et de presches domestiques en firent des presches publics, se cachans soubs l’autel de l’Église, ne parlans que de nuict, et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles qui tendoient à la conversion du monde et menace du jour du jugement (car ce sont subjects soubs l’authorité et reverence desquels l’imposture se tapit plus aiséement), ils vindrent à quelques visions et mouvements si niais et si ridicules qu’à peine y a-il rien si grossier au jeu des petits enfans. Si toutesfois la fortune y eust voulu prester un peu de faveur, qui sçait jusques où se fut accreu ce battelage ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison, et porteront volontiers la peine de la sottise commune ; et ne sçay si quelque juge se vengera sur eux de la sienne. On voit cler en cette-cy, qui est descouverte ; mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant nostre connoissance, je suis d’avis que nous soustenons nostre jugement aussi bien à rejetter qu’à recevoir. Il s’engendre beaucoup d’abus au monde ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance, et que nous sommes tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons refuter. Nous parlons de toutes choses par precepte et resolution. Le stile à Romme portoit que cela mesme qu’un tesmoin deposoit pour l’avoir veu de ses yeux, et ce qu’un juge ordonnoit de sa plus certaine science, estoit conceu en cette forme de parler : Il me semble. On me faict hayr les choses vray-semblables quand on me les plante pour infallibles. J’ayme ces mots, qui amollissent et moderent la temerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, enquesteuse, non resolutive : Qu’est-ce à dire ? Je ne l’entends pas, Il pourroit estre, Est-il vray ? qu’ils eussent plustost gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de representer les docteurs à dix ans, comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance, il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L’admiration est fondement de toute philosophie, l’inquisition le progrez, l’ignorance le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et genereuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle concevoir il n’y a pas moins de science que pour concevoir la science. Je vy en mon enfance un procés, que Corras, conseiller de Toulouse, fist imprimer, d’un accident estrange : de deux hommes qui se presentoient l’un pour l’autre. Il me souvient (et ne me souvient aussi d’autre chose) qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de celuy qu’il jugea coulpable si merveilleuse et excedant de si loing nostre connoissance, et la sienne qui estoit juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui l’avoit condamné à estre pendu. Recevons quelque forme d’arrest qui die : La court n’y entend rien, plus librement et ingenuement que ne firent les Areopagites, lesquels, se trouvans pressez d’une cause qu’ils ne pouvoient desveloper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans. Les sorcieres de mon voisinage courent hazard de leur vie, sur l’advis de chaque nouvel autheur qui vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples que la divine parolle nous offre de telles choses, tres-certains et irrefragables exemples, et les attacher à nos evenemens modernes, puisque nous n’en voyons ny les causes ny les moyens, il y faut autre engin que le nostre. Il appartient à l’avanture à ce seul tres-puissant tesmoignage de nous dire : Cettuy-cy en est, et celle-là, et non cet autre. Dieu en doit estre creu, c’est vrayement bien raison ; mais non pourtant un d’entre nous, qui s’estonne de sa propre narration (et necessairement il s’en estonne s’il n’est hors de sens), soit qu’il l’employe au faict d’autruy, soit qu’il l’employe contre soy-mesme. Je suis lourd, et me tiens un peu au massif et au vray-semblable, evitant les reproches anciens : Majorem fidem homines adhibent iis quae non intelligunt. Cupidine humani ingenii libentius obscura creduntur. Je vois bien qu’on se courrouce, et me deffend on d’en doubter, sur peine d’injures execrables. Nouvelle façon de persuader. Pour Dieu mercy, ma creance ne se manie pas à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté leur opinion ; je ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse, et condamne l’affirmation opposite, egalement avec eux sinon si imperieusement. Videantur sanè, ne affirmentur modo. Qui establit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est foible. Pour une altercation verbale et scolastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs contradicteurs ; mais en la consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’avantage. A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; et est nostre vie trop réele et essentielle pour garantir ces accidens supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, je les mets hors de mon compte : ce sont homicides, et de la pire espece. Toutesfois, en cela mesme on dict qu’il ne faut pas tousjours s’arrester à la propre confession de ces gens icy, car on leur a veu par fois s’accuser d’avoir tué des personnes qu’on trouvoit saines et vivantes. En ces autres accusations extravagantes, je dirois volontiers que c’est bien assez qu’un homme, quelque recommendation qu’il aye, soit creu de ce qui est humain ; de ce qui est hors de sa conception et d’un effect supernaturel, il en doit estre creu lors seulement qu’une approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce privilege qu’il a pleu à Dieu donner à aucuns de nos tesmoignages ne doibt pas estre avily et communiqué legerement. J’ay les oreilles battues de mille tels comptes : Trois le virent un tel jour en levant ; trois le virent lendemain en occident, à telle heure, tel lieu, ainsi vestu. Certes je ne m’en croirois pas moy mesme. Combien trouvé-je plus naturel et plus vraysemblable que deux hommes mentent, que je ne fay qu’un homme en douze heures passe, quand et les vents, d’orient en occident ? Combien plus naturel que nostre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de nostre esprit detraqué, que cela, qu’un de nous soit envolé sur un balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit estrangier ? Ne cherchons pas des illusions du dehors et inconneues, nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable de mescroire une merveille, autant au moins qu’on peut en destourner et elider la verification par voie non merveilleuse. Et suis l’advis de sainct Augustin, qu’il vaut mieux pancher vers le doute que vers l’asseurance és choses de difficile preuve et dangereuse creance. Il y a quelques années, que je passay par les terres d’un prince souverain, lequel, en ma faveur et pour rabatre mon incredulité, me fit cette grace de me faire voir en sa presence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de cette nature, et une vieille entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse de longue main en cette profession. Je vis et preuves et libres confessions et je ne sçay quelle marque insensible sur cette miserable vieille, et m’enquis et parlay tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que je peusse ; et ne suis pas homme qui me laisse guiere garroter le jugement par preoccupation. En fin et en conscience, je leur eusse plustost ordonné de l’ellebore, que de la cicue. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa. La justice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments que des honnestes hommes m’ont faict, et là et souvent ailleurs, je n’en ay point senty qui m’attachent et qui ne souffrent solution tousjours plus vraysemblable que leurs conclusions. Bien est vray que les preuves et raisons qui se fondent sur l’experience et sur le faict, celles là je ne les desnoue point ; aussi n’ont elles point de bout : je les tranche souvent, comme Alexandre son neud. Apres tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut pris que d’en faire cuire un homme tout vif. On recite par divers exemples, et Prestantius de son pere, que, assoupy et endormy bien plus lourdement que d’un parfaict sommeil, il fantasia estre jument et servir de sommier à des soldats. Et ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi materiellement, si les songes se peuvent ainsi par fois incorporer en effects, encore ne croy-je pas que nostre volonté en fust tenue à la justice. Ce que je dis, comme celuy qui n’est ny juge ny conseiller des Roys ny s’en estime de bien loing digne, ains homme du commun, nay et voué à l’obeissance de la raison publique et en ses faicts et en ses dicts. Qui mettroit mes resveries en compte au prejudice de la plus chetive loy de son village, ou opinion, ou coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en ce que je dy, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c’est ce que lors j’en avoy en ma pensée, pensée tumultuaire et vacillante. C’est par maniere de devis que je parle de tout, et de rien par maniere d’advis. Nec me pudet, ut istos, fateri nescire quod nesciam. Je ne serois pas si hardy à parler s’il m’appartenoit d’en estre creu ; et fut ce que je respondis à un grand, qui se plaingnoit de l’aspreté et contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre de tout le soing que je puis, pour esclarcir vostre jugement, non pour l’obliger ; Dieu tient vos courages et vous fournira de chois. Je ne suis pas si presomptueux de desirer seulement que mes opinions donnassent pante à chose de telle importance : ma fortune ne les a pas dressées à si puissantes et eslevées conclusions. Certes, j’ay non seulement des complexions en grand nombre, mais aussi des opinions assez, desquelles je desgouterois volontiers mon fils, si j’en avois. Quoy, si les plus vrayes ne sont pas tousjours les plus commodes à l’homme, tant il est de sauvage composition’A propos ou hors de propos, il n’importe, on dict en Italie, en commun proverbe, que celuy-là ne cognoit pas Venus en sa parfaicte douceur qui n’a couché avec la boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y a long temps ce mot en la bouche du peuple ; et se dict des masles comme des femelles. Car la Royne des Amazonnes respondit au Scyte qui la convioit à l’amour : arista cholos oiphei, le boiteux le faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination des masles, elles les stropioient des l’enfance, bras, jambes et autres membres qui leur donnoient avantage sur elles, et se servoient d’eux à ce seulement à quoy nous nous servons d’elles par deçà. J’eusse dict que le mouvement detraqué de la boiteuse apportast quelque nouveau plaisir à la besongne et quelque pointe de douceur à ceux qui l’essayent, mais je viens d’apprendre que mesme la philosophie ancienne en a decidé : elle dict que, les jambes et cuisses des boiteuses ne recevant, à cause de leur imperfection, l’aliment qui leur est deu, il en advient que les parties genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries et vigoureuses. Ou bien que, ce defaut empeschant l’exercice, ceux qui en sont entachez dissipent moins leurs forces et en viennent plus entiers aux jeux de Venus. Qui est aussi la raison pourquoy les Grecs descrioient les tisserandes d’estre plus chaudes que les autres femmes : à cause du mestier sedentaire qu’elles font, sans grand exercice du corps. De-quoy ne pouvons nous raisonner à ce pris là ? De celles icy je pourrois aussi dire que ce tremoussement que leur ouvrage leur donne ainsin assises les esveille et sollicite, comme faict les dames le crolement et tremblement de leurs coches. Ces exemples servent-ils pas à ce que je disois au commencement : que nos raisons anticipent souvent l’effect, et ont l’estendue de leur jurisdiction si infinie, qu’elles jugent et s’exercent en l’inanité mesme et au non estre ? Outre la flexibilité de nostre invention à forger des raisons à toute sorte de songes, nostre imagination se trouve pareillement facile à recevoir des impressions de la fauceté par bien frivoles apparences. Car, par la seule authorité de l’usage ancien et publique de ce mot, je me suis autresfois faict à croire avoir reçeu plus de plaisir d’une femme de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela en recepte de ses graces. Torquato Tasso, en la comparaison qu’il faict de la France à l’Italie, dict avoir remarqué cela, que nous avons les jambes plus greles que les gentils-hommes Italiens, et en attribue la cause à ce que nous sommes continuellement à cheval ; qui est celle-mesmes de laquelle Suetone tire une toute contraire conclusion ; car il dict au rebours que Germanicus avoit grossi les siennes par continuation de ce mesme exercice. Il n’est rien si soupple et erratique que nostre entendement : c’est le soulier de Theramenez, bon à tous pieds. Et il est double et divers, et les matieres doubles et diverses. Donne moy une dragme d’argent, disoit un philosophe Cynique à Antigonus.–Ce n’est pas present de Roy, respondit-il.–Donne moy donc un talent.–Ce n’est pas present pour Cynique.

Seu plures calor ille vias et caeca relaxat
Spiramenta, novas veniat qua succus in herbas ;
Seu durat magis et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluviae, rapidive potentia solis
Acrior, aut Boreae penetrabile frigus adurat.

Ogni medaglia ha il suo riverso. Voilà pourquoy Clitomachus disoit anciennement que Carneades avoit surmonté les labeurs de Hercules, pour avoir arraché des hommes le consentement, c’est à dire l’opinion et la temerité de juger. Cette fantasie de Carneades, si vigoureuse, nasquit à mon advis anciennement de l’impudence de ceux qui font profession de sçavoir, et de leur outre-cuidance desmesurée. On mit Aesope en vente avec deux autres esclaves. L’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire ; celuy là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles, qu’il sçavoit et cecy et cela ; le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus ; quand ce fut à Aesope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il sçavoit faire : Rien, dict-il, car ceux cy ont tout preoccupé : ils sçavent tout. Ainsin est-il advenu en l’escole de la philosophie : la fierté de ceux qui attribuoyent à l’esprit humain la capacité de toutes choses causa en d’autres, par despit et par emulation, cette opinion qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance cette mesme extremité que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier que l’homme ne soit immoderé par tout, et qu’il n’a point d’arrest que celuy de la necessité, et impuissance d’aller outre.

Michel de Montaigne, Essais

Les illustrations

Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 001
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 001
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 003
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 003
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 005
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 005
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 007
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 007
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 009
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 009
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 011
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 011
Michel de Montaigne - Statue par Dominique Fortuné Maggesi - Esplanade des Quinconces - Bordeaux - 1858
Michel de Montaigne - Statue par Dominique Fortuné Maggesi - Esplanade des Quinconces - Bordeaux - 1858
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 002
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 002
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 004
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 004
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 006
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 006
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 008
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 008
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 010
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 010
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 012
Des Boyteux de Michel de Montaigne - Essais - Livre 3 Chapitre 11 - Édition de Bordeaux - 012

Le pdf

Le pdf de l’essai Des Boyteux de Michel de Montaigne est disponible dans le recueil Essais :