Retrouvez l’essai De la Peur de Michel de Montaigne extrait du recueil de philosophie Essais (Livre 1 Chapitre 18) en pdf, vidéo streaming, écoute audio, lecture libre, texte gratuit et images à télécharger.
Auteur | Michel de Montaigne |
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Recueil | Les Essais de Montaigne |
Genre | Essai |
Courant | Humanisme |
Siècle de parution | 16ème siècle |
La vidéo
Le texte
Livre I – Chapitre XVIII
De la Peur
OBstupui, steteruntque comae, et vox faucibus haesit.
Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous ; mais tant y a que c’est une estrange passion : et disent les medecins qu’il n’en est aucune qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette. De vray, j’ay veu beaucoup de gens devenus insensez de peur : et aux plus rassis, il est certain, pendant que son accés dure, qu’elle engendre de terribles esblouissemens. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeulx sortis du tombeau, enveloppez en leur suaire, tantost des Loups-garous, des Lutins et des chimeres. Mais, parmy les soldats mesme, où elle devroit trouver moins de place, combien de fois a elle changé un troupeau de brebis en esquadron de corselets ? des roseaux et des cannes en gens-d’armes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ? Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, un port’enseigne, qui estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi d’un tel effroy à la premiere alarme, que, par le trou d’une ruine il se jetta, l’enseigne au poing, hors la ville, droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville, et à peine en fin, voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se renger pour le soustenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la ville fissent, il se recogneust, et, tournant teste, rentra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty plus de trois cens pas anant en la compaigne. Il n’en advint pas du tout si heureusement a l’enseigne du Capitaine Juille, lors que S. Pol fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu : car, estant si fort esperdu de la frayeur que de se jetter à tout son enseigne hors de la ville par une canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et au mesme siege fut memorable la peur qui serra, saisit et glaça si fort le cœur d’un gentil-homme, qu’il en tomba roide mort par terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille peur saisit par foys toute une multitude. En l’une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d’effroy deux routes opposites, l’une fuyoit d’où l’autre partoit.
Tantost elle nous donne des aisles aux talons comme aux deux premiers ; tantost elle nous cloue les pieds et les entrave, comme on lit de l’Empereur Theophile, lequel, en une bataille qu’il perdit contre les Agarenes, devint si estonné et si transi, qu’il ne pouvoit prendre party de s’enfuyr : adeo pavor etiam auxilia formidat,
jusques à ce que Manuel, l’un des principaux chefs de son armée, l’ayant tirassé et secoué, comme pour l’esveiller d’un profond somme, luy dit : Si vous ne me suivez, je vous tueray ; car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si, estant prisonnier, vous veniez à perdre l’Empire. Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance qu’elle a soustraitte à nostre devoir et à nostre honneur. En la premiere juste bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied, ayant pris l’espouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lacheté, s’alla jetter au travers le gros des ennemis, lequel elle perça d’un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois, achetant une honteuse fuite au mesme prix qu’elle eust eu d’une glorieuse victoire. C’est ce dequoy j’ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte-elle en aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus aspre et plus juste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre ? Si est-ce que la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher, l’estouffa, de maniere qu’on a remerqué qu’ils ne s’amuserent qu’à haster les mariniers de diligenter, et de se sauver à coups d’aviron ; jusques à ce qu’arrivez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy de tourner leur pensée à la perte qu’ils venoient de faire, et lascher la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avoit suspendues. Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat. Ceux qui auront esté bien frottez en quelque estour de guerre, tous blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le lendemain à la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’estre exilez, d’estre subjuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger et le repos : là où les pauvres, les bannis, les serfs vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et tant de gens qui de l’impatience des pointures de la peur se sont pendus, noyez et precipitez, nous ont bien apprins qu’elle est encores plus importune et insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent une autre espece qui est outre l’erreur de nostre discours, venant, disent-ils, sans cause apparente et d’une impulsion celeste. Des peuples entiers s’en voyent souvent saisis, et des armées entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation. On n’y oyoit que cris et voix effrayées. On voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l’alarme, et se charger, blesser et entretuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit en desordre et en tumulte : jusques à ce que, par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l’ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques.
Michel de Montaigne, Essais