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Livre I – Chapitre XLVII

De l’Incertitude de Nostre Jugement

d’escole que la necessité : gravissimi sunt morsus irritatae necessitatis.

Vincitur haud gratis jugulo qui provocat hostem.

Voylà pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit de gaigner la journée contre les Mantineens, de n’aller affronter mille Argiens, qui estoient eschappez entiers de la desconfiture, ains les laisser couler en liberté pour ne venir à essayer la vertu picquée et despittée par le malheur. Clodomire, Roy d’Aquitaine, apres sa victoire poursuyvant Gondemar, Roy de Bourgogne, vaincu et fuiant, le força de tourner teste ; mais son opiniatreté luy osta le fruict de sa victoire, car il y mourut. Pareillement, qui auroit à choisir, ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armez, ou armez seulement pour la necessité, il se presenteroit en faveur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopoemen, Brutus, Caesar et autres, que c’est tousjours un éguillon d’honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et un’ occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes comme ses biens et heritages : Raison, dict Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent en leurs guerres femmes, concubines, avec leurs joyaux et richesses plus cheres. Mais il s’offriroit aussi, de l’autre part, qu’on doit plustost oster au soldat le soing de se conserver, que de le luy accroistre ; qu’il craindra par ce moyen doublement à se hazarder : joint que c’est augmenter à l’ennemy l’envie de la victoire par ces riches despouilles ; et a l’on remarqué que, d’autres fois, cela encouragea merveilleusement les Romains à l’encontre des Samnites. Antiochus, montrant à Hannibal l’armée qu’il preparoit contr’eux, pompeuse et magnifique en toute sorte d’equipage, et luy demandant : Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? –S’ils s’en contenteront ? respondit-il ; vrayement c’est mon, pour avares qu’ils soyent.

Licurgus deffendoit aux siens, non seulement la sumptuosité en leur equipage, mais encore de despouiller leurs ennemis vaincus, voulant, disoit-il, que la pauvreté et frugalité reluisit avec le reste de la bataille. Aux sieges et ailleurs, où l’occasion nous approche de l’ennemy, nous donnons volontiers licence aux soldats de le braver, desdaigner et injurier de toutes façons de reproches, et non sans apparence de raison : car ce n’est pas faire peu, de leur oster toute esperance de grace et de composition, en leur representant qu’il n’y a plus ordre de l’attendre de celuy qu’ils ont si fort outragé, et qu’il ne reste remede que de la victoire. Si est-ce qu’il en mesprit à Vitellius : car, ayant affaire à Othon, plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main du faict de la guerre et amollis par les delices de la ville, il les agassa tant en fin par ses paroles picquantes, leur reprochant leur pusillanimité et le regret des Dames et festes qu’ils venoient de laisser à Rome, qu’il leur remit par ce moyen le cœur au ventre, ce que nuls enhortemens n’avoient sceu faire, et les attira luymesme sur ses bras, où l’on ne les pouvoit pousser : et, de vray, quand ce sont injures qui touchent au vif, elles peuvent faire ayséement que celuy qui alloit lachement à la besongne pour la querelle de son Roy, y aille d’un autre affection pour la sienne propre. A considerer de combien d’importance est la conservation d’un chef en un’ armée, et que la visée de l’ennemy regarde principalement cette teste à laquelle tiennent toutes les autres et en dependent, il semble qu’on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que nous voions avoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se travestir et desguiser sur le point de la meslée ; toutefois l’inconvenient qu’on encourt par ce moyen n’est pas moindre que celuy qu’on pense fuir : car le capitaine venant à estre mesconu des siens, le courage qu’ils prennent de son exemple et de sa presence, vient aussi quant et quant à leur faillir, et, perdant la veue de ses marques et enseignes accoustumées, ils le jugent ou mort, ou s’estre desrobé, desesperant de l’affaire. Et, quant à l’experience, nous luy voyons favoriser tantost l’un, tantost l’autre party. L’accident de Pyrrhus, en la bataille qu’il eut contre le consul Levinus en Italie, nous sert à l’un et l’autre visage : car, pour s’estre voulu cacher sous les armes de Demogacles et luy avoir donné les siennes, il sauva bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l’autre inconvenient, de perdre la journée. Alexandre, Caesar, Lucullus aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes riches, de couleur reluisante et particuliere : Agis, Agesilaus et ce grand Gilippus, au rebours, alloyent à la guerre obscurément couverts et sans attour impérial. A la bataille de Pharsale, entre autres reproches qu’on donne à Pompeius, c’est d’avoir arresté son armée pied coy, attendant l’ennemy : pour autant que cela (je des-roberay icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que les miens) affoiblit la violence que le courir donne aux premiers coups, et, quant et quant, oste l’eslancement des combatans les uns contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d’impetuosité et de fureur plus que autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course, et rend la chaleur des soldats, en maniere de dire, refroidie et figée. Voilà ce qu’il dict pour ce rolle : mais si Caesar eut perdu, qui n’eust peu aussi bien dire qu’au contraire la plus forte et roide assiette est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que, qui est en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing sa force en soymesmes, a grand avantage contre celuy qui est esbranlé et qui a desja consommé à la course la moitié de son haleine ? outre ce que, l’armée estant un corps de tant de diverses pieces, il est impossible qu’elle s’esmeuve en cette furie d’un mouvement si juste, qu’elle n’en altere ou rompe son ordonnance, et que le plus dispost ne soit aux prises, avant que son compagnon le secoure. En cette villaine bataille des deux freres Perses, Clearchus, Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les mena tout bellement à la charge sans soy haster ; mais, cinquante pas à près, il les mit à la course, esperant par la brieveté de l’espace, mesnager et leur ordre et leur haleine, leur donnant cependant l’avantage de l’impetuosité pour leurs personnes et pour leurs armes à trait. D’autres ont reglé ce doubte en leur armée de cette maniere : si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied coy, s’ils vous attendent de pied coy, courez leur sus. Au passage que l’Empereur Charles cinquiesme fit en Provence, le Roy François fust au propre d’eslire ou de luy aller au devant en Italie, ou de l’attendre en ses terres : et, bien qu’il considerast combien c’est d’avantage de conserver sa maison pure et nette de troubles de la guerre, afin qu’entiere en ses forces elle puisse continuellement fournir deniers et secours au besoing ; que la necessité des guerres porte à tous les coups de faire le gast, ce qui ne se peut faire bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si doucement ce ravage de ceux de son party que de l’ennemy, en maniere qu’il s’en peut aysément allumer des seditions et des troubles parmy nous ; que la licence de desrober et de piller, qui ne peut estre permise en son pays, est un grand support aux ennuis de la guerre, et, qui n’a autre esperance de gaing que sa solde, il est mal aisé qu’il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de sa retraicte ; que celuy qui met la nappe, tombe tousjours des despens ; qu’il y a plus d’allegresse à assaillir qu’à deffendre ; et que la secousse de la perte d’une bataille dans nos entrailles est si violente qu’il est malaisé qu’elle ne crolle tout le corps, attendu qu’il n’est passion contagieuse comme celle de la peur, ny qui se preigne si ayséement à credit, et qui s’espande plus brusquement ; et que les villes qui auront ouy l’esclat de cette tempeste à leurs portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans encore et hors d’haleine, il est dangereux, sur la chaude, qu’ils ne se jettent à quelque mauvais party : si est-ce qu’il choisit de r’appeller les forces qu’il avoit delà les monts, et de voir venir l’ennemy : car il peut imaginer au contraire, qu’estant chez luy et entre ses amis, il ne pouvoit faillir d’avoir planté de toutes commoditez : les rivieres, les passages, à sa devotion, luy conduiroient et vivres et deniers en toute seureté et sans besoing d’escorte ; qu’il auroit ses subjects d’autant plus affectionnez, qu’ils auroient le dangier plus pres ; qu’ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce seroit à luy de donner loy au combat selon son opportunité et advantage ; et, s’il luy plaisoit de temporiser, qu’à l’abry et à son aise il pourroit voir morfondre son ennemy, et se défaire soy mesmes par les difficultez qui le combatroyent, engagé en une terre contraire, où il n’auroit devant, ny derriere luy, ny à costé, rien qui ne luy fit guerre, nul moyen de refréchir ou eslargir son armée, si les maladies s’y mettoient, ny de loger à couvert ses blessez ; nuls deniers, nuls vivres qu’à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux ny de pays, qui le sçeut deffendre d’embusches et surprises ; et, s’il venoit à la perte d’une bataille, aucun moyen d’en sauver les reliques. Et n’avoit pas faute d’exemples pour l’un et pour l’autre party. Scipion trouva bien meilleur d’aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de defendre les siennes et le combatre en Italie où il estoit, d’où bien luy print. Mais, au rebours, Hannibal, en cette mesme guerre, se ruina d’avoir abandonné la conqueste d’un pays estranger pour aller deffendre le sien. Les Atheniens, ayant laissé l’ennemy en leurs terres pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire ; mais Agathocles, Roy de Siracuse, l’eust favorable, ayant passé en Afrique et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les evenemens et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers :

Et male consultis pretium est : prudentia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque merentes ;
Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur ;
Scilicet est aliud quod nos cogatque regatque
Majus, et in proprias ducat mortalia leges.

Mais, à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations en dependent bien autant, et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement et inconsidereement, dict Timaeus en Platon, par ce que, comme nous, nos discours ont grande participation au hazard.

Michel de Montaigne, Essais

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Le pdf de l’essai De l’Incertitude de Nostre Jugement de Michel de Montaigne est disponible dans le recueil Essais :