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Le Livre Muet

Au milieu du bois, tout contre la route, près d’une clairière, se trouve une maison de paysan isolée. C’était un matin dans la belle saison, le soleil brillait, la nature était en joie ; la vie et l’animation régnaient dans la maison.

Dans la cour, sous un grand sureau en fleurs, était un cercueil ouvert ; dans une heure on devait le porter au cimetière. Personne ne se tenait auprès, personne ne versait une larme sur le mort, un homme dans la force de l’âge. Son visage était recouvert d’un mouchoir blanc ; sa tête reposait sur un gros livre, dont les feuillets en papier buvard ne contenaient rien d’écrit ni d’imprimé ; mais entre eux se trouvaient des fleurs, des plantes séchées ; c’était un herbier ; en mourant il avait prié qu’on le plaçât avec ses restes dans la tombe. Chaque fleur représentait un chapitre de sa vie.

Ce jour-là je traversai la forêt et je demandai qui était le défunt.

« C’est un vieil étudiant, me répondit le paysan. Il savait une foule de choses, le latin, le grec, et dans sa jeunesse il était plein de gaieté et d’entrain ; il aimait à chanter et composait lui-même des chansons. Mais tout à coup il lui survint un terrible malheur. Quoi ? il ne me l’a jamais dit. Son caractère changea brusquement ; il se mit à boire de l’eau-de-vie, il en perdit la santé ; toute sa carrière fut brisée, il ne termina pas ses études, et tomba dans la misère. Enfin quelqu’un de sa famille eut pitié de lui et le mit chez moi en pension. Il était doux comme un enfant ; quelquefois cependant les souvenirs, les mauvaises pensées le mettaient hors de lui, et il courait la forêt comme un loup traqué par la meute. Il nous fallait le ramener de force à la maison ; mais pour le calmer, il suffisait de lui mettre sous les yeux le livre avec les plantes séchées. Il restait souvent des journées entières à le feuilleter, à contempler longuement telle ou telle fleur : Dieu sait quels souvenirs cela lui rappelait ; parfois les larmes descendaient lentement sur ses joues.

« Ce livre qui était son seul plaisir, sa seule consolation, il nous a supplié de ne pas oublier de le mettre dans son cercueil.

« Dans quelques instants le menuisier va venir clouer le couvercle, et on le portera en terre, et le pauvre homme goûtera enfin la paix et le repos. »

Je soulevai pieusement le linge ; le visage du mort respirait une profonde tranquillité, un doux sourire errait sur ses lèvres. Un rayon de soleil vint mettre en lumière son front qui était élevé et beau. Une hirondelle qui voltigeait autour du sureau effleura de l’aile sa chevelure et s’échappa dans les airs lançant un joyeux cri.

J’appris que bien des fois il avait considéré dans son livre une feuille de chêne ; elle lui venait d’un camarade de l’université. Un jour dans la forêt ils s’étaient juré amitié pour la vie ; et ils avaient, en mémoire de ce pacte éternel, attaché à leurs bérets des feuilles de l’arbre qui symbolise la force et la durée. La feuille est restée ; mais l’amitié, il y a longtemps qu’il n’en subsiste qu’un pâle souvenir.

Il y avait encore dans l’herbier une délicate fleur qui dans nos climats du nord ne vient que dans les serres ; c’était la gentille demoiselle, la fille du châtelain, qui la lui avait offerte.

Puis venait une rose, qu’il avait cueillie lui-même ; il n’avait jamais osé la lui présenter ; que de larmes il avait versées sur elle ! Et cette ortie ! à quel événement pouvait-elle bien se rapporter ? Il y avait encore des bouquets de muguet, des branches de lierre et même de simples brins d’herbe.

Une douce brise penchait les branches fleuries du sureau sur le cercueil ; l’hirondelle repasse en volant, et fait entendre son petit cri. Les hommes noirs arrivent avec clous et marteau, ils ferment le cercueil. Le mort repose dans la tombe, la tête sur son livre de souvenirs. Tout ce qui restait de cette existence manquée a disparu pour toujours.

Hans Christian Andersen

Les illustrations